À l’ombre de mes étudiants ou le portrait d’Ourida
Grande et mince, elle aimait être souvent entourée de ses deux amis marocains ou d’origine marocaine. Avec eux elle chahutait, elle semblait forte, invincible, elle prolongeait son enfance, oubliait sa taille et sa silhouette. Brune les cheveux frisés jusqu’aux épaules et la peau très matte, elle trahissait ses origines maghrébines qu’elle ne plaçait jamais en avant. Toujours souriante nous avions le loisir d’interpréter ses sourires comme des expressions amplifiant ses provocations ou bien comme une éternelle bonne humeur. Souvent nous la jugions irrespectueuse, arrogante et agressive.
Un jour je la vis entrer dans sa salle de classe pour donner un devoir au professeur s’occupant des relations avec le monde professionnel, était-ce un rapport de stage qu’elle devait lui remettre ? À peine entra-t-elle dans la salle qu’elle interpella son professeur tout au fond en lui lançant quelques feuilles de papier agrafés qui atterrirent sur son bureau :
« – Monsieur, voilà votre devoir… » Dit-elle avec le sourire. La vie était un jeu, la frontière des âges merveilleusement fissurée, sa taille devait nous mettre à son niveau et non l’inverse.
La première fois que je la vis je lui avais demandé si elle était française, elle m’avait répondu oui avec étonnement. Avait-elle même ajouté qu’elle était née en Haute-Savoie ? Alors nous avions abordé ses origines son histoire et son identité. Quelques semaines plus tard je lui demandai à nouveau si elle se sentait française ou algérienne après qu’elle me parla de ses voyages en Algérie dans la ville ou le village dont étaient originaires ses parents. Elle me répondit avec une certaine réserve.
« – Je me sens française, je suis française, là bas on me jette des pierres ! »
Joyeuse, joueuse, exubérante, longtemps je pensais que son caractère pouvait se résumer dans l’addition d’adjectifs semblables à ceux-ci jusqu’au jour où j’assistais à sa propre chute.
Etions-nous au mois d’avril ? C’était le temps pour nous ses professeurs de nous déterminer sur la diplômabilité des étudiants inscrits en troisième année. Ourida était venue me voir quelques jours avant pour me dire qu’elle arrêtait ses études, qu’elle envisageait de rentrer chez ses parents. La raison de ce choix à quelques mois de l’échéance de son diplôme était due à sa séparation d’avec son petit ami ; gardien d’une grande propriété en Sologne, il portait une balafre sur une joue, signe de séduction pour elle.
Ourida m’avait choisi comme tuteur de son projet et je l’assistais lors de l’ultime réunion avec le coordonateur de sa section. Je ne me souviens plus des questions qui lui ont été posées, je me souviens juste de sa fragilité ce jour-là et des mots un peu trop durs de mon collègue. Avant même qu’Ourida réponde je prenais la parole pour dire que ce n’était pas le jour pour dire tout cela et encore moins sur ce ton. Mon collègue me regarda, agacé il me répondit que nous n’étions pas un service social! La pression maladroite que fut la mienne était vue comme un soutien inconditionnel.
Une fois ce moment passé je lui dis que maintenant elle n’avait plus le droit d’envisager d’arrêter.
Sa famille n’avait jamais pu l’aider financièrement, elle ne pouvait envisager de redoubler, prendre du temps supplémentaire sans remettre en cause la maigre bourse que lui donnait l’État.
Elle avait travaillé comme serveuse dans un fastfood durant une année ou deux. Le salaire qu’elle tira de ce travail extra-scolaire lui permis au moins d’acheter son premier ordinateur d’occasion. Elle vivait dans une chambre de bonne sous les toits d’une maison particulière. Un espace dans lequel elle tenait debout sur une petite largeur. Tout là-haut elle pouvait étudier sur son nouvel outil précieux. Des spaghetti, du riz et des patates, elle en mangeait avec le bonheur de pouvoir œuvrer devant cet écran, atelier à lui seul dans son espace exiguë.
Passer son diplôme cela voulait dire travailler chez elle durant tout un été sur un sujet qu’elle avait défini. La blessure amoureuse mettait fin à cette possibilité sans autre alternative. En effet elle avait donné le préavis de son départ à son propriétaire qui avait trouvé un autre locataire.
Pour aller au bout de mon soutiens, je lui avais proposé de venir s’installer chez moi durant les mois d’été.
Un ami l’accompagna avec bagages et ordinateur début juillet, décidée à faire tout ce qu’il fallait pour obtenir son diplôme. Son ex-amoureux eut la mauvaise idée de lui téléphoner à plusieurs reprises, elle sombrait à chaque fois, pleurait pendant deux ou trois jours et le troisième ou quatrième matin se réveillait très tôt, chantait, préparait le petit déjeuner. Lorsque je descendais elle me disait :
« – Je l’aurais ce diplôme, je l’aurais ! » tout en fermant le poing.
Très méthodique, je la voyais avancer avec beaucoup d’assurance dans son projet. Je n’avais rien à lui dire sinon lui donner quelques conseils pour la réalisation de ses tirages photographiques.
Mi-août elle s’en alla passer quelques jours de vacances chez ses parents en Haute-Savoie et je la retrouvais en septembre à l’école avec sa bonne humeur, ses sourires, son enthousiasme. Elle s’aperçut qu’elle était peut-être la plus avancée parmi ses camarades.
Quand vint le moment de présenter son travail devant le jury, elle voulut être la première le premier jour pour en être débarrassée. En sortant de la salle de délibération elle me chercha du regard, avec son sourire si caractéristique et durant le temps qu’elle mit à me trouver debout sur la pointe des pieds, ses amis attendaient le verdict qu’elle annonça lorsqu’elle me trouva du regard:
« – On l’a ! » cria-t-elle. Le coordonateur de sa section était à côté de moi, il me regarda en me disant :
« – Cela veut dire beaucoup de choses ! »
Ourida était excessive, ses deux amis marocains me tutoyaient depuis longtemps. Je lui avais alors proposé de faire comme eux. Elle me répondit que ça ne serait pas possible.
« – Vous comprenez je vais vous tutoyer, après je vais vous donner des claques dans le dos et ensuite je ne pourrais plus me retenir… ».
Le respect défini par Ourida était donc excessif autant que sa droiture et autant que tout ce qui faisait son être. Elle fait parti des gens qui m’aident à vieillir dans un bonheur surabondant parce que j’aurais pu ne jamais la rencontrer.