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Miroir

Il y a deux ou trois jours j’entendais quelques étudiants exprimer leur sentiment d’inutilité. Je pensais que ce désarroi était un privilège des vieux si j’en crois celui qui aimerait avoir l’autorité d’un gourou ou d’un père, tendre, juste et sévère, Macron.

Ne pas être triste, cela devient une utopie.

29 juin 1990

Le soleil et la chaleur de ces derniers jours se sont chargés de me faire voyager. Souvenir d’une ville que j’ai tant aimé parcourir. Je la cherche pour la raconter. Je pourrais aller acheter un paquet de cigarettes place Omonia, je sais quelle rue prendre pour y arriver.

Je ne regarde qu’un tas de photographies sur une table.

Refaire le monde

Fiction possible | 2

J’étais arrivé en retard à cette réunion où je savais que rien ne s’y passerait, sinon en apparence.

Notre rituel était d’écouter notre responsable le plus longtemps possible de manière à ce qu’aucune place ne soit laissée aux questions gênantes. Ne surtout pas ébranler son pouvoir.

Elle avait demandé à un nouveau collègue de nous présenter le compte rendu de diverses réunions auxquelles il aurait assisté, au Ministère.

Après avoir enlevé mon manteau, posé mon sac et pris place à une extrémité de la table je regardais chacun de mes confrères un par un, ils étaient d’une grande attention devant paroles et gestes de ce petit prof (en taille). En possession d’un doctorat de designer, il enseignait cette discipline et donnait ses cours en anglais.

Il avait été mandaté pour nous informer, et le sujet était important, il s’agissait du Design et de l’avenir de notre école. Il parlait avec un enthousiasme débordant. Assis à l’autre bout de la table devant son ordinateur portable ouvert. Les cheveux courts et blancs ou d’un gris léger, les yeux bleus, la chemise blanche à motifs brillants, le col ouvert, relevé sur sa nuque, il portait des gants blancs. Je ne supposais pas que c’était un choix esthétique, je supposais qu’il ne voulait pas salir son clavier sur lequel il tapait tout en parlant. Il regardait son écran de temps en temps pour avoir la confirmation de ce qu’il disait, mais nous n’avions pas accès à son écran et personne ne voyait ce qui devait être l’illustration de ses mots ou l’évidence de sa raison. Ma difficulté à entrer dans le vif du sujet me permettait d’observer avec détachement. Je compris malgré tout que le moment était important.

On nous demandait de penser à des projets qui pourraient s’inscrire dans ce programme défini lors de ces réunions au Ministère.

L’économie allait mal, c’était la crise, beaucoup d’entreprises fermaient et ces fameuses réunions au Ministère étaient plutôt un souffle d’optimisme, la seule perspective qui allait sortir le pays de la crise c’était le DESIGN ! Domaine oublié, laissé dans l’ombre, et qui allait pouvoir générer une véritable reprise.

« — C’est un tapis rouge que l’on met devant nos écoles, il y aura de l’argent pour des projets et c’est une opportunité qu’il ne faut pas laisser. »

Nous devions tous ne pas mettre en doute sa parole, notre école allait devenir riche, nous allions obtenir des subventions pour développer des projets très inventifs en partenariat avec des entreprises et enfin sortir de la crise !

Nous pouvions croire que le pays, voire l’Europe allaient trouver les solutions et les méthodes pour sortir de cette longue période et qu’il était effectivement temps de faire une analyse critique du système économique, mais ce n’est pas ce que j’ai entendu. J’ai entendu qu’il fallait inventer ce qui allait produire beaucoup d’argent. Sans être critique, il fallait se placer en visionnaire-rêveur et abolir, oublier, remplacer tout ce qui a fonctionné et qui a généré de la richesse par quelque chose d’identique. L’ère du numérique était déjà là et il ne fallait pas louper le coche. Les espoirs devaient gommer les désespoirs, ou les désespérés devaient être oubliés parce qu’ils sont ringards. À nous d’être innovants, et obéissants sur notre tapis rouge. Notre collègue souriait en nous révélant ces ultimes informations. Avait-il le sentiment d’être généreux de nous instruire, ou de nous impliquer dans ses secrets ?

Il avait l’air aussi heureux qu’un petit garçon à qui ses parents auraient dit qu’ils allaient enfin gagner au loto, car ils avaient pris le risque d’investir dans plusieurs billets !

Larmes

Amélie discutait avec ses camarades dans le couloir de l’école après les cours. Celles et ceux qui voulaient aller à l’autre extrémité du couloir devaient passer au milieu de la conversation, la plupart le faisait en disant pardon, d’autres ne disaient rien et passaient vite. Je n’ai osé ni dire pardon ni passer vite, alors je me suis glissé dans la discussion. Amélie nous disait combien elle avait été hésitante dans le choix de ses études entre journalisme et graphisme, elle était critique devant les sujets que ses profs lui donnent mais aussi critique devant sa façon de répondre à ces sujets, trop sage, pas assez engagé… « Je dors trop ici ! ». L’an dernier elle était dans une école au centre de Paris à l’abri des banlieues avec des camarades filles et fils de «bobos», tous conscients de faire parti d’une élite. Les larmes lui venaient au bout des yeux lorsqu’elle évoquait ces camarades-là. Ils n’avaient jamais côtoyés ni jeunes arabes ni jeunes africains et étaient fiers d’exprimer leur exclusion inversée. Déconnectée du monde, voilà où étaient le trouble et la souffrance d’Amélie. Malheureuse dans son ancienne école parisienne, malheureuse ici dans sa nouvelle école et surtout insatisfaite de ses propres expressions et résultats.

Depuis combien de temps ne savons nous plus communiquer l’envie de faire, de dire, de crier, de résister? Nous pouvons ranger nos théories pédagogiques derrière la nécessité de fabriquer des gens qui auront un métier dans une période où tout est difficile. Face à toutes les autorités possibles que nos étudiants rencontreront, ils s’entendront dire de toutes façons qu’il faut s’estimer heureux d’avoir un travail intéressant ou pas, bien ou mal payé etc. L’inhumanité a le sourire! Les choses sont rudes, le monde dans sa dureté appellerait-il notre soumission à tout ?

J’ai eu envie de pleurer avec Amélie ! Histoire de savoir pleurer, d’apprendre à pleurer pour de vraies et bonnes raisons.

Un collègue lui conseilla le petit livre de Stéphane Hessel : Indignez-vous. Mais cela n’enlève pas « le mal à la tête, le mal à l’humanité » comme disait le poète Fernando Pessoa, « le mal aux autres » comme disait l’autre poète Jacques Brel.

Je pourrais me plonger dans l’actualité internationale, nationale ou locale, je préfère relire un document PP reçu il y a quelques temps et intitulé :

« De l’institut d’arts visuels à l’école supérieure d’art et de design d’Orléans »
Page 9
L’autonomie pédagogique
Rôle du directeur
Le directeur dirige l’établissement et à ce titre:
Il élabore et met en œuvre le projet pédagogique, artistique et culturel et rend compte au moins une fois par an de l’exécution de ce projet au CA.
– Il s’assure de l’exécution des programmes d’enseignement de l’établissement.
– Il assure le bon fonctionnement de l’établissement, le respect de l’ordre et de la discipline.
– Il prépare le budget et en assure l’exécution.
– Il assure la direction de l’ensemble des services.
– Il prononce les sanctions à l’encontre des étudiants après avis du conseil de discipline.

Dans une école supérieure, avant toutes choses, nous devons être sages !
Apprenons à mieux pleurer.

Paradoxe n°2

Être père.

Je redoutais le moment où je verrai les premières difficultés d’apprentissage des leçons à l’école, les premières incompréhensions, les premières inattentions des adultes, les premières résistances. Je ne suis attentif qu’aux expressions heureuses, et tout le reste me semble admissible. Dans un premier temps…

1- En début d’année au CP (peut-être deux mois après la rentrée) nous avons vu un petit papier dans un cahier de notre fille, petit papier sur lequel était inscrit dans une colonne verticale à gauche une liste de mots ou de termes en lien avec le comportement de l’enfant à l’école et sa façon d’apprendre. Est-il violent, assidue, respectueux ? Fait-il ses devoir le soir chez lui ? En face une autre colonne avec des oui ou des non, tout en bas une case dans laquelle l’enfant avait signé et deux autres vides pour recevoir la griffe des parents.

Tout cela est pour responsabiliser les enfants nous dit-on. À l’âge où ils apprennent à lire et écrire, la première choses qui leur est demandée est de signer un papier sur lequel un adulte les apprécie. La frontière entre l’apprentissage du civisme et celui de la soumission me semble étroite. L’école ne serait donc plus le lieu où l’on découvre la singularité de sa pensée mais celui où l’on doit adhérer à la pensée commune ?

2- Très récemment à l’occasion d’une sortie un parent oublia de donner le pique nique à son enfant. Pénalisé une seconde fois il resta à l’école, privé de sortie. Pourquoi ses instituteurs n’ont-ils pas corrigé l’oubli des parents ? la réponse est toujours la même, tout cela est pour responsabiliser les enfants.

Un enfant qui entre au CP est un être responsable, capable de s’engager et puisqu’il est dans cette capacité il serait responsable de ses parents et non l’inverse.

Il y a quelque chose de désespérant, de triste et de drôle à la fois. Tout cela est anecdotique, je ne sais pas ?
Je me dis que tous les rêveurs se cachent à l’UMP, savent-ils que la réalité dépasse leurs rêves? Ils peuvent continuer à admirer l’intelligence de notre président car il a de beaux jours devant lui !

1983

Lire quelques textes de Jean-François Chevrier, revoir d’anciennes photographies rangées, lire ce que l’on a pu en dire, penser à ce qui m’avait motivé pour les faire me donne envie de préciser quelques points alors je recommence à écrire et d’autres choses reviennent.

Peu après la création du FRAC Centre début des années 80, il avait fallu attendre un ou deux ans avant de voir son engagement. La plupart des élus et les divers membres qui le formaient trop peu initiés ou éduqués à l’art contemporain exprimaient leurs craintes en plaçant l’argent prévu aux achats dans des sicav ou autres.

Le jeune conseiller aux arts plastiques de la DRAC prit alors l’initiative d’organiser pour eux des sorties parisiennes dans les musées et autres lieux institutionnels dédiés à l’art contemporain. Pendant ce temps le FRAC se retrouvait le plus riche et le plus vide du territoire! Lorsqu’il décida de dépenser son argent c’était pour attribuer une sorte de bourse à des candidats photographes. Le dossier demandé devait comporter quinze photographies ainsi qu’une estimation du prix d’une épreuve numérotée et signée. Ceux qui allaient être retenus se verraient allouer une aide correspondant à quinze fois le prix du tirage estimé. La contrainte de cette commande était de devoir faire quinze photographies dans le périmètre de la Région et dans l’année qui suivait.

Sous les conseils de plusieurs personnes je présentais un dossier qui ne fut pas retenu. Mes quinze photographies noir et blanc étaient des paysages urbains parmi lesquels figuraient trois terrasses de café. J’oubliais vite cet échec jusqu’au moment où un an plus tard le conseiller aux arts plastiques me recommanda de poser ma candidature une nouvelle fois. Je lui répondis que je ne savais pas pourquoi j’avais été refusé un an plus tôt et le jury étant inchangé, je ne voyais pas l’intérêt de me représenter. C’est alors qu’il me dit avoir eu honte de me confesser les vrais raisons de ma mise à l’écart lors de la première cession.

« – Dans la série de photographies que tu présentais il y avait trois terrasses de café, certains ont estimé qu’il n’était pas moral de donner une aide financière à quelqu’un qui travaille dans les bistrots ! Me dit-il »

Je décidais alors de présenter le même dossier en enlevant les trois photographies immorales et en multipliant par deux l’estimation du coût d’un tirage. Et je fus retenu !

J’avais alors eu un an pour faire une série de quinze photographies. Après avoir établi une liste de lieux, de sites, de monuments je choisi aussi trois terrasses de café que j’intégrais avec logique dans cette suite.*

Quelques années après j’obtenais une commande pour un centre d’art, je devais photographier ses dernières acquisitions : des sculptures installées dans son parc. Le directeur de ce centre d’art, ancien photographe et ancien membre de la première commission d’achat du FRAC Centre m’évoqua les débuts du FRAC et me parla de mes deux candidatures. Dans ses mots j’entendais ses aveux, il me dit avec assurance que la première fois mon dossier n’avait pas été bon, mes terrasses de café étaient sans intérêt et surtout mes tirages d’une qualité très médiocre. Par contre un an plus tard mes nouvelles images étaient très bien et mes tirages excellents. Je ne lui dis pas que rien n’avait changé d’une année à l’autre sinon trois photographies en moins la seconde année, leur absence avait la faculté d’éclairer les autres photographies restées à l’ombre d’un jugement précédent.

*Voir 13 photographies de cette série

Deuxième et troisième dimensions

Fiction possible

Elle me faisait penser à une célèbre actrice de cinéma. Toutes deux avaient au moins le prénom en commun, la célèbre actrice que je n’avais vu qu’en deux dimensions avait la réputation d’une beauté froide.
Blonde et toujours légèrement maquillée, elle souriait généralement avec retenue pour ne pas créer de rides autour de la bouche? elle plissait les yeux et d’un geste de la tête un peu raide envoyait ses cheveux mi-long derrière les épaules. Souvent vêtue d’un chemisier blanc d’une veste cintrée et d’un pantalon noir moulant nous devions apprécier son élégance soignée et son impérissable jeunesse.
Avec certains collègues nous nous retrouvions à la cafétéria de l’école un lundi en milieu d’hiver. Ce jour-là elle s’était jointe à nous et sitôt arrivée à la table elle sollicita un collègue pour qu’il la libère de son sac à main. Le sac passa au dessus des assiettes de mains en mains pour être rangé sur le rebord de la fenêtre. Elle souriait avec ses habitudes chaleureuses et mesurées. Elle se laissait regardée dans les intervalles silencieux puis elle profita d’un instant vide pour nous dire qu’elle n’était pas encore là. Un mot qui sollicitait interrogation curiosité et silence, devant cette pause fabriquée et l’attention que nous lui portions elle nous justifia sa demi-absence.
«-J’étais en Italie…Il faisait 15 degrés.»
Sans doute lui avons-nous posé quelques questions? Elle nous dit avoir visiter la fondation Pinault à Venise, fait un tour en gondole, en riant légèrement davantage pour nous faire partager ce sentiment d’exotisme fort et léger en même temps. Je la regardais et l’imaginais là-bas, avec son compagnon de toujours, le week-end de la Saint Valentin. Ce voyage aurait été une sorte de rêve? Y seraient-ils allés tous les deux, rien qu’eux deux? Le temps d’un instant je me la représentais assise dans une gondole, heureuse d’être entrée dans la carte postale.
L’après midi de ce jour-là elle consultait un groupe d’étudiants afin de connaître le choix et les motivations de chacun pour le stage en entreprise qu’ils devaient faire en fin de semestre. Quand ce fut le tour de Marie, elle lui dit qu’elle avait trouvé un graphiste qui acceptait de la prendre pour un mois. Elle était heureuse à l’idée de passer quatre semaines chez celui qui réalise entre autre les affiches des Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles. Le professeur se pencha sur le cv de Marie: BAC stg et quelques stages en milieu forain. Marie lui parla alors de son père collectionneur et fabriquant de manèges. Son professeur lui demanda si ses parents étaient forains, Marie lui répondit qu’ils l’avaient été. Cette réponse provoqua un arrêt de l’entretien et notre professeur omniprésente releva la tête et dit : «Mais qu’est-ce que tu fais là?». Ce point d’orgue retenti dans la tête de Marie qui resta muette et s’en alla verser quelques larmes au sous sol pendant qu’en haut quelqu’un de fantomatique avait des difficultés à sortir d’une image!
Parfois Venise n’est qu’un décor excessivement plat même en trois dimensions et c’est excessivement triste.