Père et fille

Son temps était orchestré entre les grandes institutions où il exerçait son métier d’historien-chercheur et les cours qu’il donnait dans une université de province où il se rendait chaque semaine.

Lorsque sa seule fille fêtait ses dix-sept ans, le COVID 19 était en train de naître en Chine. Quelques mois plus tard il s’était répandu sur l’ensemble du globe. Des mesures gouvernementales nous obligeaient à rester chez nous pendant huit semaines. Quitter Paris était sa décision pour vivre cette période auprès de sa nouvelle compagne et mère de son quatrième enfant, loin de la capitale, loin de ses deux fils étudiants dans des universités parisiennes et de sa fille lycéenne.

Leur appartement est situé au cinquième étage d’un immeuble haussmannien, en haut du boulevard de Strasbourg à quelques pas de la bouche de métro Château d’eau.
Divisé en deux parties, séparées par un couloir central.
Trois pièces à droite, dont un salon, une chambre et la cuisine à l’extrémité, les fenêtres s’ouvrant sur le Boulevard à l’Ouest. Deux chambres à gauche après l’entrée et une salle de bain au bout. Les fenêtres côté Est donnant sur le Passage du Désir entre le Boulevard et la rue du Faubourg Saint Martin près de la mairie du Xe.

Le déconfinement ne modifia pas ses nouvelles habitudes, il restait en province et durant l’été, sa fille qui avait obtenu son bac était allée passer quelques jours chez lui, chez sa compagne et son petit frère.
Il faisait chaud, l’herbe était jaunie, le silence régnait loin du mouvement de la ville. Les vaches se promenaient dans leur enclos immense face à la terrasse sur laquelle les repas se prenaient sous un auvent improvisé avec une bâche plastique imprimée et attachée à une gouttière d’un côté et sur des longs bâtons fixés dans la structure d’un banc de l’autre côté.
C’est après un dîner qu’elle raconta à son père l’expérience d’une contemplation quelques jours précédent sa visite. Cela se passait un soir dans la cuisine de l’appartement. Le soleil se couchait derrière la ville et le Sacré-Chœur, ses rayons illuminait la pièce de sa lumière rasante et horizontale, réfléchissant la couleur rouge des portes et des éléments de rangement. Elle avait observé cette atmosphère si chaleureuse au-dessus de la grande table rustique, conviviale.
En attendant un ami elle s’abandonnait à cette fenêtre, à cette lumière aux effets troublants. Lorsque son ami arriva, il remarquait lui aussi cet embrasement si singulier sur le rouge vif et brillant.
Elle communiquait à son père une réalité dans laquelle il était de plus en plus absent.
Il lui répondait que les jours suivant l’achat de cet appartement et leur installation avec sa mère, il aimait ouvrir la fenêtre de la cuisine, il s’asseyait devant le paysage de la ville au coucher du soleil. Mais avant il prenait soin de se servir une Vodka, avalait une petite gorgée en disant à sa femme Lætitia : « On a eu raison ! » puis il reprenait un peu de Vodka et répétait jusqu’à leur infini leur complicité bien au-delà du raisonnable. En évoquant ce passé il ne citait pas le prénom de sa femme. À sa fille Gaïa il disait « maman » pour sortir du temps et ne jamais oublier ou seulement faire durer la présence d’une mère disparue trop tôt.

L’un et l’autre parlaient d’absence. Sans le vouloir, Gaïa avait retrouvé les motivations émotionnelles de ses parents comme des objets enfouis et oubliés, elle s’exprimait avec enthousiasme pour partager sa découverte. Christian répondait à cette provocation par une autre, mais les deux s’accordaient comme on pourrait le faire avec des cordes vocales et celles d’une guitare pour dire la beauté et l’amour sans jamais prononcer ces mots.

Vieillir (5)

Ou le portrait de Gaëlle

Certains terminaient de faire des tirages dans le laboratoire argentique et nous discutions avec les autres dans l’entrée de l’atelier. En fin de matinée Gaëlle nous racontait un voyage qu’elle venait de faire à Cuba. Elle parlait avec un enthousiasme que je ne lui connaissais pas. Dans cet instant je l’avais vue sourire et puis rire. La plupart du temps elle donnait l’impression d’être ailleurs, souvent plongée dans ses pensées avec l’expression grave. Lorsque je la croisais dans les couloirs de l’école rien n’existait autour d’elle, je doutais même de ma propre présence ! Sa démarche était lente et d’une rare élégance. En cours elle vacillait entre ses absences plutôt sombres et ses présences lumineuses.

Dans le cadre du projet personnel, elle proposa de réaliser une série de photographies de la maison de ses grands parents. Ils avaient décidé de la vendre et Gaëlle commença à faire des prises de vues de ce lieu sans ignorer les risques et les difficultés d’un tel sujet. Chaque fois qu’elle venait me voir avec de nouvelles images elles les avaient sélectionnées avec rigueur. L’aboutissement de ce travail de mémoire n’était jamais envisagé, comme s’il pouvait être infini. C’était un vide rempli d’une conscience transparente, celle que ses images ne seraient sans doute pas suffisantes.

Lors des bilans Gaëlle apparaissait toujours comme une étudiante peu sérieuse, car trop souvent absente. Même son projet personnel avait du mal à s’imposer. En apparence elle restait dans le cocon familial. Entre ses expressions, sa démarche et cette façon de traiter un sujet aussi délicat tout en tâtonnant avec précision, ne devions-nous pas y voir une logique ?

Souvent mes collègues la brusquaient, la provoquaient. L’un d’entre eux lui dit qu’elle dormait même en marchant ! Plus le temps passait plus elle supposait qu’elle n’aurait pas les crédits nécessaires pour passer dans la classe supérieure. Alors elle devenait plus assidue, cherchant à corriger les mauvaises évaluations qu’elle ne comprenait pas toujours. Dans cette période-là je me souviens avoir eu un entretien avec elle, et se mélangeait sur son visage pleurs et rires en alternance. Lorsqu’elle pleurait les larmes remplissaient ses yeux, et avaient l’effet d’une loupe sur ses pupilles noires. J’essayais de la rassurer sur ce travail auquel elle tenait plus que tout, alors elle abandonnait ses larmes pour le rire. Les expressions qu’elle donnait m’interrogeaient, sa nonchalance aussi. « Mais d’où viens-tu » lui demandais-je ? elle me raconta les voyages et les amours de ses grands parents. Gaëlle était un mélange entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie du Sud. Cela était suffisant pour croire davantage qu’elle seule avait raison dans ses inconfortables racines.

Exister

J’attendais et me promenais sur le port du Pirée, je pensais à une autre attente quelques heures avant à la gare d’Austerlitz, j’y avais observé les piafs maigres, rusés et intrépides pour se nourrir de miettes laissées sous les tables du café.

Le jour se levait au milieu des bateaux prêts à partir pour les îles. Je me souvenais aussi des regards fugitifs croisés dans les files d’attente à l’aérogare d’Orly, regards craintifs, qui exprimaient une sorte d’abandon ? Dans nos envies irrésistibles d’exister, de vivre, de découvrir, j’y voyais de l’amour indéfinissable, ou seulement de merveilleux appels silencieux rempli d’une humanité abusive ?

À vingt et une heure en direction du Dodécanèse j’ai photographié le coucher du soleil sur le pont du Léros, fatigué je n’ai pas regardé l’immensité.

Parfois je m’amuse à voyager sans rien faire sinon essayer de sentir le chemin que parcoure notre planète autour du soleil…

Voyage usant malgré l’impression d’immobilisme.

Ville voyageuse

Sur le plan de la ville, la place de la Résistance est un demi-cercle dessiné et posé sur un double trait représentant les quais de la Loire, un axe vertical formé par le vieux pont au Sud et la rue principale au Nord coupe ce demi-cercle en deux. Chaque quart de cercle est lui-même divisé en deux. Côté Ouest se trouvent trois banques réparties sur les deux huitièmes de cercle, côté Est ce sont trois bars répartis comme les banques en face. Tous font face à la Loire, en contrebas, présente et loin.

Lorsque je suis arrivé à Blois, j’ai aimé commencer mes journées en allant prendre un petit déjeuner dans l’un des bistrots de cette place. En quittant ma maison, je retrouvais les quais de la Loire, longeais son parapet jusqu’à la place. Je profitais des premiers rayons de soleil et marchais comme l’on marche sur le pont d’un navire en regardant le mouvement de l’eau en bas, j’aimais le confondre avec celui de la ville. Lorsque je trouvais ma place dans le café, je me collais à la verrière exposée au Sud-Est pour être au plus près du fleuve. Le trottoir et la chaussée me séparait de la Loire devenue absente, elle était suggérée. Le mouvement de l’eau imperceptible était pourtant là puisque tous ces ingrédients invisibles me donnaient cette merveilleuse impression d’être dans une ville voyageuse.

Partir (2)

Réminiscence des ailleurs

Une petite fenêtre sur le pignon sud de la maison au deuxième étage était le point de vue que j’avais choisi pour m’évader, m’échapper, me réfugier. Sans savoir où me réfugier, ni pourquoi, ni d’où je devais m’échapper, rien n’était défini sinon l’envie de mouvement, d’immobilité ou l’impossible mariage des deux ?

La maison était située dans une voie étroite entre le Château et la Loire. Cette petite fenêtre exposée au sud m’offrait l’unique perspective. Tout au bout à deux cents mètres un petit morceau de Loire pris dans le champ qu’offrait le dessin de la rue et des maisons qui la bordaient. Le mouvement du fleuve d’Est en Ouest, de gauche à droite me laissait imaginer l’autre perspective, celle qui nous était possible d’entrevoir au bout de la rue à droite et bien après l’horizon, l’infini au-delà de l’embouchure à deux cent cinquante kilomètres.

Dans l’ébrasement de cette fenêtre, j’avais installé un plan de travail pour écrire, lire, ne rien faire même. Merveilleux sanctuaire étroit et contraignant qui appelait l’immobilité, comme le miroir reflétant le mouvement imperceptible, invisible, insignifiant, parfois effrayant ou spectaculaire d’un fragment de Loire sombre, gris-chaud presque vert, ou bien étincelant, brillant, éblouissant, tout comme les toits d’ardoises, en contrejour, des maisons situées sur les quais de l’autre côté, au Sud. Image silencieuse qui parfois m’incitait à descendre avec un appareil photo, aller au bout de ma rue regarder le fleuve en dessous du parapet. L’image possible était sonore, l’ailleurs bien que je m’en sois rapproché était toujours loin en contrebas du garde-fou, inaccessible. La ville devenait pour un instant l’extension de mon abri. Je m’y sentais non plus réfugié mais prisonnier pour mieux penser le verbe partir et n’envisager le voyage que dans une formidable dérive sur l’eau.

Mon absence d’ambition m’orientait, ma seule voie possible était l’obligation de faire corps avec les mouvements du globe.

Le drame du taureau

Hommage | 2

Était-ce en 1969 dans la préfiguration de la maison de la culture d’Orléans, que j’ai rencontré Lucien Clergue ? La première fois que je visitais une exposition de photographies ?

Dans cette période j’étudiais à l’école des Beaux-arts et je me rendais chaque soir à la maison de la culture après mes cours.


La maison de la culture était hébergée dans la maison de Jeanne D’Arc reconstituée ou reconstruite. Tout en haut, sous les toits était aménagé un théâtre de poche. Pendant l’exposition de photographies, avec l’autorisation de son directeur, Olivier Katian, je me rendais dans ce grenier, visionnais Le drame du taureau, un court métrage 16 mm noir et blanc que le photographe avait laissé. Je ne sais plus pourquoi cette obstination à voir et revoir ce film chaque soir ? L’animal, la mort, le noir, l’image ?


Quelques années auparavant mes parents nous avaient emmenés en vacances d’été à Castellon de la plana en Espagne. J’y avais vu ma première corrida dans les arènes de la ville. Lorsque le premier taureau était entré dans l’arène j’ai eu cette impression étrange que mon cœur battait de plus en plus vite, au rythme du sien ? Et lorsque le premier toréro planta son épée dans le corps de l’animal je m’écroulais et me réveillais quelques secondes après dans les bras de ma mère qui me faisait respirer un mouchoir imbibé d’eau de Cologne après m’avoir frotté les tempes. Elle me proposa de partir, je lui répondis que je voulais voir les cinq autres. Ce long moment n’était pas celui où je faisais mes premières images, mais l’appareil photo fut un merveilleux rempart, je photographiais ou je me cachais derrière cet œil en tremblant pour ne faire que des photographies floues.


Sur l’écran de ce petit théâtre je ne pouvais me préserver de l’image fascinante en noir et blanc du Drame du Taureau.

Longtemps après pendant les Rencontres Internationales de la Photographie, nous avions vécu notre plus grand pique nique au milieu d’une manade de trois cents taureaux. Lucien Clergue photographiait un taureau mort et cuit ! Nous étions entourés de Brassaï, Lartigue, Doisneau, Cartier Bresson, Le Querrec, Kertesz, Dieuzaide, Gibson, Gautrand et je dois en oublier beaucoup…

Mon père

Et ses silences | n°1

L’Espagne finissait d’être gouvernée par celui que tant avaient combattu, ce pays avait été celui de mon père, il ne l’était plus. Il en parlait parfois avec un détachement qui exprimait aussi son contraire un peu comme si son pays natal avait été rayé de la carte après un tremblement de terre.

Franco finissait sa vie, le pays s’ouvrait au tourisme et beaucoup de Français passèrent leurs vacances sur la Costa Brava. La Catalogne l’Espagne devenaient des destinations exotiques.

Une cousine française était allée passer ses vacances d’été près de Barcelone d’où elle était revenue complètement séduite, émerveillée, aveuglée. Les vacances, le soleil, le sable chaud, les palmiers, les tapas, les boites de nuit. Elle était si heureuse de son séjour que son enthousiasme l’obligeait à venir le raconter à mon père, il fallait qu’elle lui parle de son pays, lui dire qu’elle se sentait plus proche de lui maintenant ? Elle lui parla d’un amoureux qu’elle avait trouvé et dont elle était sur qu’il deviendrait son mari. Un garçon de bonne famille, un futur avocat. Mon père la laissait parler puis il lui demanda s’il était franquiste. Elle était un peu embarrassée et répondit qu’elle ne savait pas mais qu’il l’était sans doute. Mon père ne semblait ni surpris ni affecté après tout ce garçon était né après la guerre d’Espagne, pouvait-il se tromper ? il continua : « Et ses parents ? ». La réponse fut franche : « Ils sont franquistes » dit-elle avec un léger haussement d’épaule qui devait les excuser. C’est tout ce que mon père demanda et ma cousine continua à nous raconter ses vacances après un petit moment de silence. Elle termina par demander à mon père de bien vouloir recevoir son fiancé lorsqu’il viendrait, bientôt, la voir en France. Mon père ne répondit pas. Lorsqu’elle s’en alla il vint me voir dans ma chambre :

« – Toi qui dessines bien, tu me feras autant de portraits de Franco qu’il y a de portes dans la maison. Je les suspendrai par un fil au-dessus de chaque porte et chaque fois que j’en franchirai une je donnerai un coup de poing dedans, c’est tout ce que je dirais lorsqu’il viendra ! »

C’est sans doute à partir de ce moment-là que j’ai commencé à aimer les silences de mon père et à comprendre ceux qui étaient enfouis dans mes souvenirs comme des petits mystères.

Turón en hiver

Pour celle dont les saisons colorent les cheveux. | N°3

Longtemps je n’ai fait qu’imaginer les hivers à Turón, je les imaginais avec intensité pour me rapprocher d’une réalité banale que je voulais inaccessible. Mon plaisir était là ! Plus mes efforts étaient grands moins je m’en rapprochais !

J’aimais entendre les vieux du village me raconter les histoires de la période des Nasrides jusqu’à la guerre civile. Certains alimentaient mes rêves avec des contes et celui que je préférais était l’histoire d’une princesse arabe qui voulait voir ou revoir la neige, son prince, son amoureux planta des amandiers sur toute la montagne. En janvier ou février les arbres couverts de fleurs blanches imitaient la neige pour le plaisir de cette princesse.

Tomás m’avait dit qu’il faisait souvent très froid après l’équinoxe d’hiver, cela durait même parfois plus d’une semaine ! Je ne me rappelle plus si nous avions parlé de température ? Je me souviens lui avoir fait remarquer qu’il n’y avait pas de chauffages dans la plupart des maisons où j’étais entré, pas même dans son bar. Il me dit alors qu’il installe un poêle à bois durant l’hiver. Il me dit aussi que les femmes de la ville voisine ne possèdent pas de manteau d’hiver, et lorsqu’elles sortent faire leurs courses durant la période la plus froide, elles enfilent un peignoir en guise de paletot. J’imaginais les rues de Berja pleines de femmes en robe de chambre.

La première fois j’arrivais le 3 janvier par un vol Paris Malaga. Je pris un bus de la compagnie Alsina Graels à destination d’Almeria, il longea la côte jusqu’à Adra où je changeais pour un autre bus en direction des villages de montagne. Arrivé à Turón j’allais tout de suite rendre visite à Tomás dans son bar, nous devions parler de l’hiver. Je venais de faire environ cent cinquante kilomètres en longeant la côte un début d’après midi de janvier, la chaleur si particulière à l’hiver d’ici contribuait à ma somnolence, j’avais regardé la Méditerranée d’un bleu foncé autant qu’étincelante, éblouissante sur ma droite. La plupart des passagers étaient maghrébins, ils se rendaient à leur lieu de travail, là où l’on cultive les tomates et les poivrons toute l’année pour les supermarchés du nord de l’Europe. Le paysage ensoleillé m’avait donc bercé jusqu’à me donner l’impression d’être arrivé au mois de mai plutôt qu’en Andalousie.

Tomás était assis sur un petit tabouret face à un poêle qu’il avait installé devant la fenêtre. Il avait fait sortir le tuyau d’évacuation de la fumée par la fenêtre ouverte. Dès qu’il me vit, il me dit : « Tu vois qu’il fait froid ! » en tendant les bras droits devant lui, paumes ouvertes face au poêle pour les réchauffer, je lui répondais que j’aimais bien les hivers comme ça ! Ensuite il haussa les épaules en se frottant les bras tout en égrenant les noms de quelques capitales du Nord de l’Europe pour finir par éclater de rire.

NOM

(Texte revu et corrigé du cahier édité par les Editions du Solier en 1990)

J’ai regardé la ville qui me paraissait encore plus belle. Je n’ai pas fait de photographies. J’avais en mémoire celle d’un jardin en Espagne. Je marchais dans une petite rue étroite en regardant le ciel bleu. Il faisait chaud. Tout au bout dans le silence j’entendais des gens parler espagnol. Le soleil était haut, les caniveaux brillaient. Pendant un instant j’étais ailleurs sans savoir si c’était un autre ailleurs ou toujours le même. J’ai douté de ma mémoire, du chemin que j’avais pris et de l’existence du numéro quatre-vingt-sept à droite après cette petite rue. J’ai sonné et attendu qu’elle descende les trois étages. Elle a ouvert la porte en clignant les yeux. Elle se réveillait. L’escalier de cette maison avait toujours cette odeur de fraîcheur humide. Là-haut j’ai regardé chacun de ses objets pour voir s’ils étaient à leur place comme si ma dernière visite avait pu être la veille. J’essayais d’aplatir le temps pendant qu’elle se préparait un petit déjeuner. On se racontait notre présence dans cet instant. Puis nous sommes allés nous promener dans la ville en continuant nos silences entrecoupés de mots sans importance. Quand nous sommes rentrés elle s’est allongée sur son lit. Elle était devenue pâle, de cette pâleur qui rendait plus évidente la forme de ses yeux. Je lui ai dit quelque chose qui l’a fait sourire, les yeux fermés.

Le soleil entrait de plus en plus dans la pièce. Elle regardait les photographies du jardin d’Espagne que j’avais emportées. La chaleur était encore plus grande et la fenêtre éternellement ouverte. Elle ne parlait presque pas. Elle semblait heureuse pendant que je nettoyais ma fatigue du voyage en étant seulement là. Elle est partie dans sa chambre et je me suis assis sur le canapé devant la fenêtre. J’entendais le bruit de ses mouvements mélangé à des voix lointaines qui me venaient de dehors. Elle est passée dans le couloir, vêtue d’un peignoir de bain, et j’ai continué à entendre ses pas sur le parquet, l’eau qui coulait sous la douche et une voix de dehors qui résonnait.
Elle avait posé une photographie du jardin d’Espagne sur son oreiller. Elle la regardait tout en peignant ses cheveux encore mouillés puis elle s’est habillée d’une robe bleue sans manches, serrée à la taille. Elle me parlait de cette fenêtre ouverte au-dessus de son lit, d’ou pouvait venir le silence de ce dimanche.

Vers minuit nous avons chargé nos bagages dans le coffre de la voiture pour aller autre part, vers l’océan.

Quand elle s’est levée, souriante, habillée d’un chemisier blanc, cette journée m’apparaissait déjà très longue, sans début, une succession d’éternités. J’avais pris mon petit déjeuner seul sous les pins. J’avais lu, écrit. Je la regardais préparer ses tartines sans rien lui dire, ou bien je lisais Une ville invisible d’Italo Calvino, ou bien encore nous parlions de l’Espagne.

Tard dans l’après-midi je l’ai accompagnée jusque sur la plage. Elle s’était noué un grand foulard autour de la taille. Nous marchions presque sans bruits, sa démarche était musicale. Là où il n’y avait plus personne, elle s’est allongée sur le sable. Le soleil était bas. J’ai fait une polaroid puis elle s’est levée en dénouant le foulard qu’elle a laissé tomber. Elle est entrée dans l’eau et j’ai regardé le paysage teinté de sa présence par une paire d’espadrilles et son foulard accroché à une touffe d’herbe. J’ai photographié son absence en attendant qu’elle revienne et nous avons regardé ce portrait comme l’image oubliée d’un futur sur cette plage.

Je devinais parfois son regard pâle et calme. La route défilait à travers le pare-brise. Nous regardions la ville. Il faisait nuit. Tout ce qui nous entourait n’avait plus d’appartenance et l’on se racontait cette obligation d’être là à ne penser à rien d’autre qu’à ce qui était visible, invisible, indicible.

Je ne savais plus si les fenêtres étaient restées ouvertes. Il était très tard. Et les volets de sa chambre, barrière à la chaleur du jour, filtraient les sons de cette nuit-là. Nous entendions des gens parler, rire, des tintements de couverts sur des assiettes et la musique du juke-box d’un restaurant espagnol. Elle cherchait le silence entre ce bourdonnement et nos respirations. Cette journée aurait pu être celle d’une fête dans une ville. Le bruit du dehors et celui de nos mouvements sur l’oreiller n’étaient qu’un moment de quiétude.

Tomás

Sa générosité, sa poésie…

C’était à l’époque où j’avais pris l’habitude d’aller tout au bord de l’Europe loin dans le sud, pour vivre l’inconfort de l’ailleurs à Turón petit village des Alpujaras où les habitants vivaient avec de l’eau au robinet seulement deux ou trois heures par semaines si ce n’était pas toutes les deux ou trois semaines. Là-bas il y avait encore quelques « petits paradis », héritages lointains. Pour trouver l’un d’eux il suffisait de contourner la montagne, atteindre le flanc nord en suivant les traces de pas des mules sur le petit chemin poussiéreux jusqu’à tomber sur une maison isolée entourée de verdure et du bruit de l’eau d’une fontaine alimentant un grand bassin, réserve d’eau avec son système d’irrigation du jardin en escalier.

Tomás le propriétaire du seul bar du village avait la garde de ce jardin qu’il entretenait. Il y plantait des fèves, des oignons, des tomates, assuré que tout pousserait. Ses petits carrés de potager étaient protégés par des citronniers de différentes variétés, les plus étonnants étaient les citrons doux presque aussi sucrés que des oranges. Souvent nous pouvions le voir partir du village avec ses deux mules dont une servirait à ramener ses légumes.

Un jour je me trouvais sur son chemin dans une rue du village, au volant de ma voiture toutes fenêtres ouvertes, nous nous arrêtâmes l’un et l’autre pour nous saluer puis il se retourna et puisa à bras le corps dans les paniers de sa seconde mule un énorme bouquet de fèves qu’il venait de récolter puis il me les lança à travers les fenêtres de la voiture et recommença en riant à pleine dents en levant les bras au ciel en me disant : ¡ qué alegria !

Un poète

Instants invisibles

Chevelu, barbu, portant d’immenses lunettes de vue aux verres teintés, la démarche lourde, légèrement voûté souvent vêtu d’une veste trop grande, un sac en bandoulière tombant sous la taille. Il était correspondant du journal Le Monde, un des nombreux journalistes parisiens présent durant la semaine des Rencontres Internationales de la Photographie, sans doute était-il le moins parisien de tous, ne jouant jamais du prestige du journal pour qui il travaillait.

Nous étions un petit groupe à nous retrouver chaque année pour nous mesurer, découvrir, rencontrer. Nous passions de longs moments avec lui sans savoir qui il était réellement. Correspondant d’un grand journal national nous suffisait. Puis un jour il nous raconta comment il gagnait sa vie en dehors des piges qu’il rédigeait pour la presse, comment même il écrivait avec facilité.
« – Il suffit que je m’enferme une semaine chez moi avec une caisse de vin rouge et j’écris un livre ! Un roman de gare, un livre que je signe d’un pseudonyme. » Nous lui avions demandé qu’il nous donne ses pseudonymes, il n’avait pas voulu.

Un soir il me demanda quel âge je lui donnais. Je répondis vingt-cinq, trente ? À vrai dire il faisait partie des gens à qui on ne donnait pas d’âge. Son visage était tellement caché derrière ses poils et ses lunettes qu’on ne pouvait déceler la moindre ride. Seule sa préférence à être plus souvent avec nous plutôt qu’avec les officiels me laissait croire que nous étions proches. Il me répondit assez brutalement : « – Tu te moques de moi, j’ai quarante-cinq ans ! ». Il était donc d’une autre génération et je devais le ranger parmi les aînés, mais il aimait rire avec nous, ou bien à rester grave dans un isolement respectable, dans son absence d’ambition dans une innocence préservée ou recherchée ? Je le regardais alors comme un vieil enfant sombre.

Un autre soir sur la place du Forum il était venu me voir pour me demander un service que seul je pouvais lui rendre me dit-il. Il avait un rendez-vous avec une jeune femme et il avait envie de soigner son image.
« – Peux-tu me tailler la barbe et surtout la moustache ? Mais tu ne déconnes pas ! ».
J’acceptais et il allait demander à quelques amies filles attablées aux terrasses des cafés de la place si l’une d’entre elles n’avait pas une paire de ciseaux dans son sac. Quelqu’un lui tendit des ciseaux à ongles et nous sommes allés nous installer sous un réverbère. La tête levée vers le ciel je lui taillais la moustache de manière à dégager sa bouche. Sa confiance était grande et pour être à la hauteur je m’appliquais au mieux, peu importe ma tâche. Pendant que je lui coupais ses poils il me parlait de sa conquête, la faible lumière du réverbère définissait le territoire de ma fonction éphémère. La rue et la nuit existaient à côté. Je fis mine de rater un coup de ciseaux et m’exclamais :
« – Oh merde » il me répétait toujours :
« – Déconne pas Felipe ! »
Des mots, les mêmes mots pour maintenir nos sourires dans notre espace.

Longtemps après, chez une amie j’ai trouvé dans sa bibliothèque une anthologie de la poésie contemporaine, en feuilletant le livre j’ai découvert quelques poèmes d’André Laude, j’ai lu le résumé de sa biographie et j’ai été pris d’une vive émotion, car je ne pouvais faire le lien avec ce personnage qui m’avait demandé de lui tailler les moustaches un soir à Arles. La guerre d’Algérie était passée par lui et avait tout bouleversé de son être jusqu’à détruire ce regard premier qu’il portait sur le monde.

Nous nous retrouvions chaque année à Arles durant les premières éditions des Rencontres de la photographie dans les années soixante-dix, quatre-vingts.

Je ne sais plus à partir de quand il n’est plus venu, à partir de quand nous avons cessé de nous voir, ni même pourquoi il avait eu tant de pudeur. Lors d’un séjour à Paris plusieurs années après encore, l’autobus dans lequel je circulais traversait la Seine sur le Pont d’Austerlitz, sur le trottoir j’ai vu un homme titubant, sa besace sur l’épaule et sa démarche voûtée me faisaient penser à lui. Lorsque le bus le dépassa je le regardais de face et m’aperçu que c’était vraiment lui, plus sauvage encore. Je ne voyais pas cette apparence de vagabond ivre mais celui qui est inscrit dans l’histoire de la poésie contemporaine, j’ai eu le même frisson que lorsque j’avais découvert ses poèmes chez cette amie. Je ne suis pas descendu à l’arrêt suivant pour tenter de le retrouver, l’aurais-je aidé à mieux mourir ? Cette image m’avait pétrifié. Je ne me souviens plus très bien de ce jour-là sinon de cette silhouette titubante, du bus qui m’emmenait ailleurs alors que ma pensée se figeait comme une photographie quelques jours, quelques semaines avant sa mort, ai-je appris encore longtemps après.

Un vide

Ou un silence.

En rentrant, ma grand-mère me demanda ce que j’avais vu en ville.

Je venais d’accompagner ma mère à faire ses courses en ville, avais-je cinq ans, plus ou moins, je ne m’en souviens pas? Elle me raconta cette anecdote quelques temps avant de mourir.

Je lui répondais :

– J’ai vu un drôle de bonhomme.

– Et qu’avait-il ce bonhomme ?

– Il n’avait pas de jambes.

– Ça arrive…

– Il n’avait pas de bras non plus.

– Tu en es sûr ?

– Oui et il n’avait pas de corps !

– Non ! Ce n’est pas possible.

– Et il n’avait pas de tête !

– Mais alors qu’avait-il ?

– Il avait un œil !

Entre ce moment et aujourd’hui j’avais eu envie de devenir peintre, parce que j’étais fasciné par ces gens qui reproduisaient des images, souvent pieuses, à la craie sur les trottoirs. On pouvait donc être cela ?

Dans cette période-là je ne comprenais pas pourquoi mon père rentrait chaque soir de l’usine avec les mains sales et pourquoi un de mes oncles avait les ongles taillés comme ceux de ma mère, l’un était ouvrier et l’autre ingénieur. Rien de ces observations ne m’aidait à construire mes ambitions.

J’ai rêvé d’être peintre. Était-ce le silence de l’atelier ou celui de l’image qui m’attirait tant, je ne sais plus ? Je passais mes étés à regarder le ciel pour rêver le globe, définir l’ailleurs ? J’ai dessiné, j’ai peint avec une lenteur de plus en plus excessive jusqu’à atteindre la photographie. Enregistrer la réalité par instant pour mieux l’extraire à elle-même juste pour inventer ? Une interrogation qui me guide encore avec l’inconfort du doute.

 
 

Des rats dans mon grenier

Le président sortant terminait son second mandat, durant sa longue période il avait tout fait pour que l’économie se libère, se développe ? Que ce soit avec un premier ministre de son bord ou un autre de l’opposition.

J’avais été invité à participer aux portes ouvertes d’une agence de communication à Paris. Dans les nouveaux bureaux j’avais installé une série de photographies qui avait été l’objet d’une commande quelques années auparavant, il s’agissait de la réhabilitation d’une chocolaterie implantée en centre ville. J’étais là, invité comme un partenaire possible.

J’ai entendu les amis et clients défiler durant un week-end, tous avaient des mots gentils à propos de celui qui dirigeait cette nouvelle agence. On lui souhaitait de réussir, on était sûr qu’il réussirait, on lui prédisait un bel avenir et même pire ! J’entendais quelqu’un faire une sorte de bilan de l’économie nationale et dire en résumé : « – Tu vas te gaver ! » Je regardais celui qui prononçait ces mots et tentais de deviner qui il était. Un ami, un visionnaire ? il me semblait faire parti d’une élite, celle qui sait comment sera l’économie dans la perspective de l’élection d’un nouveau président de droite. Il parlait finances et dressait une sorte de bilan qui allait être le socle du futur. « Tu vas te gaver ! » cette affirmation résonne encore dans ma tête. Tu vas te gaver ! ce n’est pas : Tu vas être heureux dans ta nouvelle entreprise. Non c’est plutôt : ne te pose aucune question, l’important est d’être le premier à prendre, quitte à se goinfrer et devenir le plus obèse car rien dans cette perspective ne peut être malheureux. Ce gavage ne nuit pas à la santé.

Dans cette même période j’avais emménagé dans une petite maison au fond d’une impasse. Ma voisine était venue me souhaiter la bienvenue, et m’avait proposé son aide en cas de besoin. Depuis ce temps tous les ans au mois mai elle m’apporte un gros bouquet de muguet et au mois de juin elle me donne des cerises de son jardin. Presque tous les dimanches sur le marché je lui prends quatre fromages de chèvre qu’elle affectionne particulièrement.

Elle était âgée et vivait seule avec un chat qu’elle tenait toujours en laisse de peur qu’il ne s’échappe ou qu’il attrape les oiseaux de son jardin. Elle ne l’a pas remplacé lorsqu’il eu la mauvaise idée de mourir.

Parfois je vais lui réparer des choses dans sa maison ou dans son jardin.

Il nous arrive d’avoir des visites désagréables ; des rats courent dans nos greniers, passent d’une maison à l’autre. La dernière fois qu’ils sont venus j’installai des pièges sous les tuiles et déposai du grain empoisonné dans quelques endroits où je supposai leur passage. Elle était venue me dire qu’elle en avait vu un dans son garage et me demandait d’aller lui acheter une grosse boite d’appâts empoisonnés dont elle me donnait la marque en me recommandant de ne pas en acheter une autre.

Je trouvais précisément ce qu’elle voulait à la jardinerie la plus proche et lui remettais le soir même. Elle commença à distribuer par petites doses les tablettes qu’elle prit soin de mettre dans une soucoupe, elle la déposa là où elle vit le rat dans son garage. Elle lui donnait à manger tout comme elle l’aurait fait avec un animal domestique en sachant qu’il ne devait pas être seul. Le lendemain tout le poison avaient été mangé. Satisfaite, elle reprit la boite et voulu remettre quelques doses dans la soucoupe mais la boite était vide ! Elle l’avait pourtant bien rangée dans un placard de son garage et les rats étaient allés se servir eux-mêmes, ils avaient tout mangé. Les rats gourmands lui avaient volé toutes les tablettes de poison. Elle ne pensait qu’à ce vol sans jamais se réjouir de l’overdose fatale qu’ils devaient tous avoir dans le corps. La boite de poison était assez onéreuse, elle avait été avalée en une soirée. Elle qui était plutôt économe ne supportait pas l’idée de cette orgie, cette boite devait servir longtemps et être rentable. Non pas rentable par son efficacité mais rentable dans le temps tout comme les économies qu’elle accumule lentement. Les rats la privaient donc, ils bouleversaient ses modes de pensée et pour faire face aux voleurs et prouver sa raison elle me demanda de retourner au magasin lui acheter une nouvelle boite qu’elle ouvrit afin de remettre quelques doses dans la petite assiette puis rangea la boite dans un endroit plus sûr. Aucun rat ne revint manger, elle ne s’en étonnait pas, ne regrettait pas son achat, elle avait sa boite de poison au cas où.

Les rats ont l’intelligence de se gaver eux-même jusqu’à mourir sans jamais disparaître !

Un autre silence

Nous étions partis le matin du jour de la rentrée scolaire de septembre, notre projet de voyage avait été imprécis : aller voir l’Andalousie et nous promener au hasard entre Cadiz, Sevilla, Cordoba, Granada ou Almeria. Arrivés là-bas nous avions passés un mois à errer d’une pension à l’autre, recherchant toujours les plus petites pour tenter de vivre au plus près des gens.
 Pour nous l’été était revenu alors qu’il n’était pas encore terminé dans cette extrémité de l’Europe !

À l’intérieur des maisons proche d’Almeria, j’avais remarqué l’absence de radiateurs ou de tout système de chauffage, certaines habitations n’avaient pas de vitres à leurs fenêtres, juste une moustiquaire et des volets en bois dans lesquels un autre petit volet permettait une légère ouverture. J’ignorais encore que cette pointe Est de l’Andalousie était l’endroit le plus chaud d’Europe.

Une de mes amies souhaitait retrouver un français qu’elle avait croisé juste avant notre départ dans les couloirs des bureaux du journal pour qui elle travaillait à Paris. Il s’était expatrié là-bas dans la province de Granada après avoir vécu dix ou quinze ans au Canada.

Situé dans les Alpujaras, Turón avait une forme de demi-lune sur le flanc sud de la montagne et se trouvait à la frontière de la province d’Almeria. De quelques endroits dans le village nous pouvions voir le Mulhacen enneigé même en cette fin d’été.

Ma première impression avait été de penser que ce village était abandonné, sinistré, déserté. Les rues recouvertes de terre, de boue n’avaient plus personne pour les entretenir ? Les maisons aux crépis usés ocre ou gris donnaient l’apparence de peaux écorchées, les toitures en plaques ondulées renforçaient l’idée d’aménagement urgent. Temps suspendu, ce village était-il en train de disparaître ou de renaître ? Dans le silence de notre découverte, nous entendions une musique lointaine provenant de l’intérieur de la plus grande maison du village, derrière la mairie. Nous supposions la maison du français. 
Nous avions frappé longtemps avec le heurtoir à la porte avant qu’il nous ouvre.

Un terrible orage s’était abattu quelques jours auparavant, les rues avaient été transformées en torrent de boue, nous dit-il.

Les jours suivants nous les passions dans le bar de Tomas à faire des parties de billards avec les jeunes du village en buvant du tinto de verano et en mangeant les tapas sur la terrasse dominant le village face aux deux églises et au dessus d’un gigantesque figuier de barbarie. L’une des deux églises, blanche est située sur la hauteur et orientée à l’Ouest l’autre en briques ocre en contrebas orientée à l’Est.

Les mois passèrent sans que je puisse oublier ce village, ce moment. Par la suite j’y retournais souvent jusqu’à apprendre la route par cœur entre Blois et les Alpujarras.
 Alors que je séjournais pour la xième fois à Turón j’avais été invité à une soirée chez des gens que je ne connaissais pas bien, ils fêtaient la fin des travaux dans leur maison qu’ils avaient restaurée selon la tradition. J’avais passé la soirée et une bonne partie de la nuit près de deux guitaristes, assis face à face, à côté de qui deux chanteurs improvisaient. Je découvrais ces chants, je les écoutais avec fascination. Ils chantaient la banalité quotidienne de leur village, les amours permis ou interdits ? Le ton était grave, l’un commençait et le second prenait le relai quelques minutes après en accentuant toujours un peu plus le côté dramatique et ainsi de suite jusqu’à la conclusion d’une tonalité plus gaie, le chanteur tournait alors en dérision tout ce qui venait d’être dit. 
Ce que j’avais entendu était une joute verbale improvisée, une variante des Muwashshah arabo-andalou ? 
Je me souvenais de cette soirée tout en pensant que l’Espagne était mon second territoire, le secret, l’impossible. Le pays dans lequel je n’étais pas né, le pays de mon père. Blois était à neuf cents kilomètres de sa ville natale, Turón aussi ! devrais-je ne jamais parvenir à m’approcher plus près de sa ville natale ? Longtemps elle avait été la ville la plus lointaine du globe puisque mon père me disait qu’il lui était impossible d’y retourner, lorsque j’étais enfant et que la guerre d’Espagne ne voulait encore rien dire. 
Ces Soleas me confortaient sur la manière grave teintée de dérision que j’avais d’utiliser la photographie. Ces chants parlaient des êtres, des acteurs, moi je passais mon temps à photographier le décor !

Je me mettais à rêver l’exil de ma mère en Espagne plutôt que celui de mon père en France en pensant qu’ils avaient été faits l’un pour l’autre et que peu importe les territoires ils devaient se rencontrer et avoir les enfants qu’ils ont eu, seulement pour me persuader que j’aurai pu être chanteur là-bas en Andalousie !

Vieillir (4)

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait le Hyun-Chuul

La présentation de son travail n’avait pas été très bonne, Hyun-Chuul avait été le dernier étudiant de la journée et rien ne l’avait aidé à être clair ce soir-là entre les conseils de ses camarades, son trac et la fatigue du jury. Pourtant je n’étais pas soucieux, l’ensemble de ses recherches me paraissait suffisamment fort pour éviter toute polémique.

Le président du jury était directeur d’une école d’art du centre de la France, il ne cessait d’affirmer ses appartenances politiques avec fierté. Une fois réunis dans la salle de délibération après le passage de Hyun-Chuul notre président dérogeant aux règles, prit la parole le premier, d’abord il était entré en regardant sa montre et en nous disant:

« – Ce soir nous ne finirons pas tard.», puis comme pour orienter le débat où pour l’étouffer il nous dit que cet étudiant n’aura pas son diplôme.

« – Il y a trop de coréens dans nos écoles ! » Osait-il nous dire! Celui-là se risquait à parler de sa solitude en citant Dieu quelques fois, cela était insupportable pour lui. Je m’opposais en argumentant sur la poésie des travaux de Hyun-Chuul. Un des membres du jury me suivi jusqu’au bout du débat, il me restait à convaincre le dernier, la voix du président comptait double, nous devions être trois à nous opposer à lui si je voulais un résultat en accord avec ma pensée. Souvent nous traversions de longs moments de silence le président les rompait toujours de la même façon :

« – Alors Felipe me disait-il, que fait-on ? ». Au bout d’une heure ou deux lorsqu’il me posa à nouveau cette question je lui demandais s’il se moquait de moi. La personne indécise, n’était pas à convaincre puisque je devais me résoudre. C’est après trois heures que notre indécis se rangea du côté du président, faisant basculer Hyun-Chuul parmi les étudiants qui avaient échoué. Les notes qui lui avaient été attribuées furent réétudiées par lui seul et pour empêcher toute contestation il gomma le 9 sur 20 que seul il avait estimé pour lui mettre 7 !

Il a fallu une ou deux heures supplémentaires pour expliquer à l’étudiant qu’il n’avait pas obtenu son diplôme.
Les jours suivants je prenais de ses nouvelles de temps en temps par inquiétude.

Hyun-Chuul redoubla, continua à produire des récits constitués de photographies de textes et de vidéos. Lorsqu’il se présenta devant un autre jury un an plus tard on lui donna une mention en s’étonnant qu’il n’ait pas obtenu ce diplôme un an auparavant. Puis il fit sa route en second cycle.

Songeait-il au moment où il devrait rentrer chez lui en Corée ? Alors il pensait à toutes les personnes qu’il avait croisé ici, ses amis ses camarades et les autres, les familles de ses amis, les amis des amis etc. Il était aspiré par l’idée de fabriquer des liens avec n’importe qui juste pour rentrer en Corée avec la preuve éternellement vivante de son passage ici en Europe? Il organisait son travail durant ces deux années autour de cette idée de liens. En fin de cinquième année, il présenta l’intégralité de ses expérimentations dans l’atelier de photographies au sous-sol de l’école, pour se préserver des regards? Son vœux avait été de montrer son travail sans aucune autre personne sinon le jury et son tuteur qui ne connaissait pas encore la totalité de ses images.

Lorsqu’il sortit de la salle de délibération où il apprit qu’il avait obtenu son diplôme, il était heureux sans que l’on puisse le déceler sur son visage. Le président lui avait même communiqué la note que le jury lui attribua: 19/20. Je le félicitais à mon tour et lui dit :

« - Tu dois avoir envie de téléphoner à ta famille à Séoul, tes parents vont être contents.
- Je ne peux pas leur téléphoner car lorsque j’avais échoué il y a trois ans je n’ai jamais pu leur dire, mes parents ne savent pas que j’ai redoublé, ils pensent que j’ai terminé mes études il y a un an ».

Hyun-Chuul n’envisageait même pas de les appeler pour rectifier son mensonge tellement pardonnable et partager son invisible succès comme si son destin était de savoir fabriquer ses douleurs et ses bonheurs avec les mêmes ingrédients, être exilé toujours, peu importe comment, inconfort qui devrait être une leçon pour celui qui astique chaque jour ses idées de faucille et de marteau !