NOM

(Texte revu et corrigé du cahier édité par les Editions du Solier en 1990)

J’ai regardé la ville qui me paraissait encore plus belle. Je n’ai pas fait de photographies. J’avais en mémoire celle d’un jardin en Espagne. Je marchais dans une petite rue étroite en regardant le ciel bleu. Il faisait chaud. Tout au bout dans le silence j’entendais des gens parler espagnol. Le soleil était haut, les caniveaux brillaient. Pendant un instant j’étais ailleurs sans savoir si c’était un autre ailleurs ou toujours le même. J’ai douté de ma mémoire, du chemin que j’avais pris et de l’existence du numéro quatre-vingt-sept à droite après cette petite rue. J’ai sonné et attendu qu’elle descende les trois étages. Elle a ouvert la porte en clignant les yeux. Elle se réveillait. L’escalier de cette maison avait toujours cette odeur de fraîcheur humide. Là-haut j’ai regardé chacun de ses objets pour voir s’ils étaient à leur place comme si ma dernière visite avait pu être la veille. J’essayais d’aplatir le temps pendant qu’elle se préparait un petit déjeuner. On se racontait notre présence dans cet instant. Puis nous sommes allés nous promener dans la ville en continuant nos silences entrecoupés de mots sans importance. Quand nous sommes rentrés elle s’est allongée sur son lit. Elle était devenue pâle, de cette pâleur qui rendait plus évidente la forme de ses yeux. Je lui ai dit quelque chose qui l’a fait sourire, les yeux fermés.

Le soleil entrait de plus en plus dans la pièce. Elle regardait les photographies du jardin d’Espagne que j’avais emportées. La chaleur était encore plus grande et la fenêtre éternellement ouverte. Elle ne parlait presque pas. Elle semblait heureuse pendant que je nettoyais ma fatigue du voyage en étant seulement là. Elle est partie dans sa chambre et je me suis assis sur le canapé devant la fenêtre. J’entendais le bruit de ses mouvements mélangé à des voix lointaines qui me venaient de dehors. Elle est passée dans le couloir, vêtue d’un peignoir de bain, et j’ai continué à entendre ses pas sur le parquet, l’eau qui coulait sous la douche et une voix de dehors qui résonnait.
Elle avait posé une photographie du jardin d’Espagne sur son oreiller. Elle la regardait tout en peignant ses cheveux encore mouillés puis elle s’est habillée d’une robe bleue sans manches, serrée à la taille. Elle me parlait de cette fenêtre ouverte au-dessus de son lit, d’ou pouvait venir le silence de ce dimanche.

Vers minuit nous avons chargé nos bagages dans le coffre de la voiture pour aller autre part, vers l’océan.

Quand elle s’est levée, souriante, habillée d’un chemisier blanc, cette journée m’apparaissait déjà très longue, sans début, une succession d’éternités. J’avais pris mon petit déjeuner seul sous les pins. J’avais lu, écrit. Je la regardais préparer ses tartines sans rien lui dire, ou bien je lisais Une ville invisible d’Italo Calvino, ou bien encore nous parlions de l’Espagne.

Tard dans l’après-midi je l’ai accompagnée jusque sur la plage. Elle s’était noué un grand foulard autour de la taille. Nous marchions presque sans bruits, sa démarche était musicale. Là où il n’y avait plus personne, elle s’est allongée sur le sable. Le soleil était bas. J’ai fait une polaroid puis elle s’est levée en dénouant le foulard qu’elle a laissé tomber. Elle est entrée dans l’eau et j’ai regardé le paysage teinté de sa présence par une paire d’espadrilles et son foulard accroché à une touffe d’herbe. J’ai photographié son absence en attendant qu’elle revienne et nous avons regardé ce portrait comme l’image oubliée d’un futur sur cette plage.

Je devinais parfois son regard pâle et calme. La route défilait à travers le pare-brise. Nous regardions la ville. Il faisait nuit. Tout ce qui nous entourait n’avait plus d’appartenance et l’on se racontait cette obligation d’être là à ne penser à rien d’autre qu’à ce qui était visible, invisible, indicible.

Je ne savais plus si les fenêtres étaient restées ouvertes. Il était très tard. Et les volets de sa chambre, barrière à la chaleur du jour, filtraient les sons de cette nuit-là. Nous entendions des gens parler, rire, des tintements de couverts sur des assiettes et la musique du juke-box d’un restaurant espagnol. Elle cherchait le silence entre ce bourdonnement et nos respirations. Cette journée aurait pu être celle d’une fête dans une ville. Le bruit du dehors et celui de nos mouvements sur l’oreiller n’étaient qu’un moment de quiétude.