Stéphane

Et le vide | avril 2010



Je pourrais terminer ma série de photographies à l’Institut d’Arts Visuels d’Orléans* par le portrait de Stéphane. Pourtant nous ne sommes ni dans cette école supérieure de design ni à Orléans et Stéphane n’a été ni étudiant ni professeur à l’I.A.V.
Nous nous sommes croisés de nombreuses fois dans une maison amie sans jamais prendre le temps de nous parler. Avant l’instant de la photographie nous avions échangé quelques mots qui m’avaient donné envie d’en échanger encore d’autres.
Allongé dans l’herbe il devenait le vide qu’il observait et dans lequel on pouvait avoir envie de sauter! Je me suis senti complice de ce jeune directeur qui savait me parler du changement de nos écoles d’art comme d’une véritable aventure.

  • L’Institut d’Arts Visuels est devenu École Supérieure d’Art et de Design
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Ciel

Pleines lunes
Prendre la place nécessaire à sa propre existence. N’avoir qu’une ambition obligatoire: mourir un jour, après avoir suffisamment grandi sans que personne ni prête attention. Malheureusement certains nous remarquent si peu qu’ils nous renvoient notre propre transparence; désagréable négation de notre modestie ou du besoin de n’être surtout pas un esprit corpulent. Celles et ceux qui nous reflètent cette absence sont des aspirateurs de regards, ils n’existent que par leur collection de regards absorbés, ils implosent. Ce sont des gourmands, des obèses filiformes, des trous noirs. D’autres nous donnent au contraire de l’épaisseur, juste ce qu’il faut, ils rayonnent, ils explosent et contribuent à notre bonheur d’exister, à nos insatisfactions devant l’existence et au bonheur d’être insatisfait.
Je pense à Sarah-Luna, une petite fille aux yeux si foncés, si sombres qu’on dirait deux lunes en négatif. Sous son regard sérieux plein de gravité et enveloppant, rien n’est abstrait. Tout ce qu’elle fixe de ses yeux existe avec plus d’intensité.
Je vieillis sans connaître encore le sens de ma propre vie, je ne fais que prendre ces multitudes d’instants qui me soutiennent si bien.

Entretiens

Au concours d’entrée d’une école supérieure d’art et de design.

Ou les portraits de Marlyne ancienne étudiante et celui d’une jeune candidate.

Elle avait été étudiante en cinquième année lorsque j’arrivais dans cette école des beaux-arts pour y enseigner la photographie. Aujourd’hui nos habitudes sont de nous voir une ou deux fois par an, elle avec son mari et leur fille, moi avec ma compagne et notre fille. Il faut environ six heures pour nous rendre chez l’autre, un temps que nous avons pris la seconde semaine des vacances de printemps.
Le soir au diner, je donnais quelques nouvelles de l’école, des professeurs qu’elle avait eu, puis je racontais la journée consacrée aux entretiens du concours d’entrée une semaine auparavant. L’ultime épreuve pour les candidats étant une entrevue de quinze minutes devant un jury constitué de trois ou quatre professeurs. Cette épreuve nous permet de repérer quelques candidats brillants que nous espérons toujours revoir à la rentrée suivante.
Avec Samuel et Philippe, professeur de graphisme et de design objet, nous formions tous les trois le jury n°4. Au milieu des candidats que nous trouvions moyens, une jeune fille de seize ans attira notre attention malgré son dossier personnel assez médiocre constitué de dessins au crayon qu’elle faisait d’après photo. Elle dessinait des portraits d’enfants et d’animaux de ses voisins ou de sa propre famille. L’ensemble était scanné et tiré au même format avec titres et dates centrés sur chaque page en bas du dessin dans une typographie lourde. Elle montrait une certaine habileté à reproduire une photographie mais l’ensemble formait un cahier d’une expression pauvre. Nous lui avions posé quelques questions à propos de son univers familial qui, d’après ses réponses l’encourageait et la soutenait dans ses choix et son goût. Elle allait passer son bac dans deux mois. Ses motivations ne faisaient aucun doutes. Lorsque vint le moment de la délibération un instant de silence régnait comme pour laisser l’autre parler. Nous étions tous les trois en accord sur la qualité de son dossier et autant séduits par ses motivations et son innocence mais rien ne pouvait justifier une bonne note au final.
Lorsque je pris la parole après un bref instant muet, les mots qui sortaient de ma bouche exprimaient le contraire de ma pensée et je dis que nous devions lui donner une très bonne note. Mes deux collègues me regardèrent avec une sorte de sourire sans surprise et attendaient ma justification.
«Ah oui! Pourquoi? » me demandèrent-ils?
– Parce qu’il faut tout simplement la sortir de sa famille!
– Tu as sans doute raison, me répondirent-ils». Et l’on évoqua ses éventuelles futures difficultés. Avions-nous envie de la préserver et la brusquer en même temps ? Nous débordions de notre rôle puisque nous pouvions être en train de créer de l’injustice en voulant être plus justes. Ce que l’on estimait ne pouvait pas recevoir une note sur 20.
Après notre discussion qui dura peu de temps nous avons rempli son bulletin en surestimant largement son dossier avec bonheur.
Une fois mon récit terminé je regardais Marlyne à côté de moi, elle n’avait rien dit durant mon monologue et j’observais une larme au bord de son œil droit, elle me dit alors combien ce que je venais de raconter la rassurait.
«- J’espère que je jury devant lequel je suis passé lors de mon entretien au concours d’entrée a eu la même réaction que vous car je voulais tellement que l’on me sorte de ma famille…»
Et par curiosité j’ai tapé le mot SORTIR dans la fenêtre du dictionnaire de l’ordinateur pour avoir un synonyme et dans la liste proposée j’ai retenu NAÎTRE.

Deuxième et troisième dimensions

Fiction possible

Elle me faisait penser à une célèbre actrice de cinéma. Toutes deux avaient au moins le prénom en commun, la célèbre actrice que je n’avais vu qu’en deux dimensions avait la réputation d’une beauté froide.
Blonde et toujours légèrement maquillée, elle souriait généralement avec retenue pour ne pas créer de rides autour de la bouche? elle plissait les yeux et d’un geste de la tête un peu raide envoyait ses cheveux mi-long derrière les épaules. Souvent vêtue d’un chemisier blanc d’une veste cintrée et d’un pantalon noir moulant nous devions apprécier son élégance soignée et son impérissable jeunesse.
Avec certains collègues nous nous retrouvions à la cafétéria de l’école un lundi en milieu d’hiver. Ce jour-là elle s’était jointe à nous et sitôt arrivée à la table elle sollicita un collègue pour qu’il la libère de son sac à main. Le sac passa au dessus des assiettes de mains en mains pour être rangé sur le rebord de la fenêtre. Elle souriait avec ses habitudes chaleureuses et mesurées. Elle se laissait regardée dans les intervalles silencieux puis elle profita d’un instant vide pour nous dire qu’elle n’était pas encore là. Un mot qui sollicitait interrogation curiosité et silence, devant cette pause fabriquée et l’attention que nous lui portions elle nous justifia sa demi-absence.
«-J’étais en Italie…Il faisait 15 degrés.»
Sans doute lui avons-nous posé quelques questions? Elle nous dit avoir visiter la fondation Pinault à Venise, fait un tour en gondole, en riant légèrement davantage pour nous faire partager ce sentiment d’exotisme fort et léger en même temps. Je la regardais et l’imaginais là-bas, avec son compagnon de toujours, le week-end de la Saint Valentin. Ce voyage aurait été une sorte de rêve? Y seraient-ils allés tous les deux, rien qu’eux deux? Le temps d’un instant je me la représentais assise dans une gondole, heureuse d’être entrée dans la carte postale.
L’après midi de ce jour-là elle consultait un groupe d’étudiants afin de connaître le choix et les motivations de chacun pour le stage en entreprise qu’ils devaient faire en fin de semestre. Quand ce fut le tour de Marie, elle lui dit qu’elle avait trouvé un graphiste qui acceptait de la prendre pour un mois. Elle était heureuse à l’idée de passer quatre semaines chez celui qui réalise entre autre les affiches des Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles. Le professeur se pencha sur le cv de Marie: BAC stg et quelques stages en milieu forain. Marie lui parla alors de son père collectionneur et fabriquant de manèges. Son professeur lui demanda si ses parents étaient forains, Marie lui répondit qu’ils l’avaient été. Cette réponse provoqua un arrêt de l’entretien et notre professeur omniprésente releva la tête et dit : «Mais qu’est-ce que tu fais là?». Ce point d’orgue retenti dans la tête de Marie qui resta muette et s’en alla verser quelques larmes au sous sol pendant qu’en haut quelqu’un de fantomatique avait des difficultés à sortir d’une image!
Parfois Venise n’est qu’un décor excessivement plat même en trois dimensions et c’est excessivement triste.

Zola

Rencontre dans la steppe Mongole en juillet 2003, pour l’anniversaire de Zola.


Nous étions entre Karakorum et Oulan-Bator, nous restait-il cent kilomètres à parcourir ? Ce jour-là de violentes pluies avaient inondé certains quartiers de la capitale. Nous l’ignorions encore lorsque nous fûmes obligés de quitter la route. À cet endroit précis, elle était légèrement surélevée au-dessus d’un creux naturel entre les deux pentes d’une vallée. Une ou deux heures avant notre passage, la pluie fut si forte que l’eau emporta un morceau d’asphalte, laissant un vide d’environ deux mètres de haut sur trois de large. Tous les véhicules tentaient de franchir le ruisseau provisoire en contrebas. Les uns cherchaient l’endroit apparemment idéal pour passer, les autres suivaient les traces les plus profondes. Les uns faisaient ronfler leur moteur avant de s’élancer, les autres passaient avec douceur. Aucune méthode ne fut meilleure qu’une autre et ceux qui restaient embourbés au milieu de l’eau se faisaient immédiatement aidés par les précédents qui venaient de réussir à passer. Quelques personnes avaient laissé leur véhicule plus loin pour assister au spectacle, mais aussi pour être utile ne serait-ce que guider d’un geste. Quelques-uns enlevaient leurs chaussures et chaussettes, relevaient le pantalon et allaient pieds nus dans la boue au plus près de personnes ayant besoin d’aide.
Une jeune femme — vêtue d’un pantalon rouge, coiffée d’un chapeau noir à larges bords relevés sur les côtés, chaussée de sandales à talons hauts sur des socquettes blanches — apparu de nulle part. Plantée là au milieu de la boue comme une lumière, elle souriait, s’appelait Zola, était enseignante dans un collège d’Oulan-Bator. Lorsqu’elle s’en alla, je la regardai marcher sans mal sur ce terrain bourbeux comme si la boue était un mirage, elle ne se salissait pas.
Élégance inconnue.
Elle monta à l’arrière d’une vieille Volga blanche et se fit conduire comme une reine… Plus réelle qu’une princesse de papier, elle me faisait oublier, le temps de la voir, l’écrivain auquel j’étais obligé d’associer ce nom.
Mais Zola pouvait être un prénom féminin et n’être que cela.

Un frère…

À Paris

En quittant la gare d’Austerlitz après avoir traversé la Seine, le métro de la ligne 5 amorce un virage sur la gauche, il passe à quelques mètres d’un bâtiment de briques rouges. En automne ou en hiver sous un ciel gris, cet endroit semble désaffecté sauf lorsqu’on aperçoit quelqu’un en blouse blanche derrière une fenêtre éclairée par une lumière froide. Jamais je n’ai pensé à ce qui pouvait se passer à l’intérieur, parce que rien dans cette image aiguisait ma curiosité. Le métro fuyait dans sa courbe en entrant sous terre et m’emmenait.
C’est un jour d’octobre 2005 qu’un ami me donna rendez-vous devant ce bâtiment, l’Institut Médico-Légal. Ce jour-là j’étais descendu à la station de métro Quai de la Rappée pour la première fois, j’avais marché lentement sur le trottoir qui menait à l’entrée de l’Institut. Je pensais que lorsque je verrai cet ami, je le prendrai dans mes bras, je pensais que je ne pourrais pas me retenir de pleurer. Il arriva d’un pas décidé et c’est lui qui me prit dans ses bras et je n’ai pas pleuré.
La ville que sa femme aimait tant l’avait prise et nous venions la voir une dernière fois.
Depuis ce jour lorsqu’il m’arrive de rendre visite à cet ami, parfois nous parlons du vide, nous parlons de rien ou encore de nos passions, l’histoire, l’image. Je le regarde dans sa fragilité, auprès de lui mon attention est aussi vive que mon abandon. Je l’observe avec pudeur comme pour tenter de prendre l’imprenable. J’aimerais observer la douleur tout comme je pourrais observer un paysage avant d’en faire une image et tenter de détruire la distance qui m’en sépare.

Portrait

Un prof petit

Il s’était assis à côté de celle avec qui on le voyait toujours. Tous les deux se parlaient sans cesse à l’oreille, se regardaient et se souriaient. Elle était grande et mince, les cheveux longs châtains et raides. Souvent vêtue d’un jean’s et d’un tee-shirt moulants, elle était jeune depuis longtemps.
Une ou deux semaines avant ce conseil de classe où je m’étais amusé à les observer, j’avais passé une demi-journée avec lui et une autre collègue. Nous formions tous les trois un jury pour les candidats inscrits au concours d’entrée de notre école supérieure de design. Lui, était petit et ne tenait pas en place, se levant de son siège constamment. Il n’affrontait presque personne de son regard. Il faisait mine de comprendre avec rapidité expédiant les candidats pour en être libéré. Il regardait sa montre très souvent. Il était toujours chaussé de baskets noires ou rouges.
Il sautillait. Un garçon se présenta avec un immense carton à dessin dans lequel étaient rangés ses projets d’affiches. Passionné de graphisme, il nous montrait comment il aimait jouer avec les mots et la typo, comment il était impliqué dans quelques associations de la banlieue nord de Paris. Nous ne pouvions qu’apprécier ses motivations et son dossier. Lorsqu’il quitta la salle, je m’adressais à ma collègue en lui demandant :
« – Alors ? – Ça va, me dit-elle » et je poursuivais en lui disant qu’il était peut-être le meilleur depuis le début de la journée. Elle semblait d’accord mais le petit prof ne l’était pas. Alors il alla chercher l’épreuve plastique réalisée la veille et nous dit :
« – regardez ça ne vaut rien ». L’entretien s’était si bien passé que cette épreuve était excusable d’autant que l’exercice demandé avait consisté à réaliser un volume. La maturité de ce candidat était dérangeante, ses choix aussi, ses origines sans doute, il était sud américain.
Elle écoutait les arguments du petit prof puis elle me regarda en disant :
« – On est deux contre un et on lui met 15 ! ». Il accepta sans rien dire mais en se levant de son siège plus souvent encore, regardant sa montre davantage sans plus donner aucun avis sur les autres candidats. Parfois il allait chercher l’épreuve de celui que nous avions apprécié pour nous dire sans cesse et toujours :
« – Quand même ! 15 » Alors me revint en mémoire le jury que nous formions un an auparavant avec lui et un autre prof. Nous avions reçu une jeune chinoise à qui nous avions posé des questions à propos de son pays, des dirigeants de son pays la Chine, des droits de l’homme etc. L’esprit critique de la jeune fille apparaissait dans son travail graphique, dans son discours bien sûr. Elle se destinait vers le design graphique ou la communication. Nous avions été aussi deux contre un quant à la décision à prendre pour son admission. La réaction du petit prof avait été cinglante.
« Y en a mare des yeux bridés ». Et pour argumenter ces mots et prouver sa raison, il nous dit qu’il connaissait les chinoises mieux que nous pour avoir vécu une histoire d’amour avec l’une d’elles. L’histoire était sans aucun doute terminée !