Observation, évocation

J’attends le train dans la nouvelle gare d’Orléans, je regarde ce nouveau paysage sans penser à rien dans un premier temps puis je pense à ce lieu que j’observe, je pense à son histoire, à l’ancienne gare que j’ai vue construire mais aussi et la première gare dont j’ai vu la démolition pendant que j’étais enfant.
Étudiant à l’école des Beaux-Arts, je faisais le chemin entre le centre ville et le domicile de mes parents, je longeais le paysage de la gare neuve, la prison, le cimetière.
Cela fait plus d’une semaine que nous avons des températures négatives et ce soir la température est clémente, il a plu et les derniers morceaux de neige ont fondu dans l’après midi. Ce soir je n’avais pas froid aux mains dans mes gants de laine. Je pensais au froid de l’autre époque, aux mains glacées qui tenaient le carton à dessin et aux premiers jours de printemps. Faveur du temps qui me faisait voyager. Peut-être était-ce même cette douceur-là qui évoquait tous les ailleurs possibles. Le pays de mon père en premier. Orléans n’était alors qu’une gare, d’où l’on ne pouvait que partir.
Ce soir dans le compartiment deux femmes sont entrées, la première était plus jeune que la seconde. Elle a passé un long moment à lire un article dans un magazine en se décrottant une narine. La seconde notait des choses sur son agenda en se rongeant les ongles.

Caroline

Portrait n°1 | juillet 2009

Portrait n°2 | septembre 2009

Comme souvent, j’étais arrivé en retard et je m’étais dirigé vers la chaise vide la plus proche de la porte. Notre directrice parlait, elle s’interrompit brièvement pour me saluer sans me regarder. Nous étions une douzaine de professeurs autour d’une grande table improvisée avec plusieurs petites, dans une salle de classe au premier étage de notre école.
Je regardais chaque visage, tentais de m’immerger dans le discours. Il s’agissait de nous donner quelques renseignements sur l’avenir des écoles et notamment la notre mais aussi de parler de coordination, d’emploi du temps etc. Face à notre directrice Caroline écoutait, n’hésitait pas à poser une question ou donner un point de vue. Elle était vêtue d’un pull angora, clair et léger. Attentive à ce que disait notre patronne, rien ne semblait la distraire. Parfois elle consultait son iphone sur ses genoux sans s’absenter de la réunion. Je ne prêtais pas attention aux multitudes de gestes des uns et des autres.
Mon propre téléphone vibra dans ma poche. J’avais pensé à couper la sonnerie avant d’entrer dans la salle. Je le sorti de ma poche, dévérouillai le clavier pour lire le contenu du message que je venais de recevoir. Je crus d’abord à une erreur, il me fallu un bref instant pour comprendre que ce message venait de Caroline.
«- Je suis désolée de ne pas t’avoir rappelé. La semaine est passée sans que je m’en aperçoive…»
Sitôt lu j’ai relevé les yeux, Caroline me fit un sourire accompagné d’un clin d’œil. J’avais eu l’impression que ce message venait me réveiller ou que mon téléphone à travers son silence et celui des mots de Caroline était un œil secret, indiscret puisque celle qui me parlait me regardait et me souriait. J’avais eu l’impression d’une indiscipline aussi, nous étions dans une réunion sérieuse et cela me rapprochait des périodes où enfants on se jette un mot écrit sur un bout de papier froissé pendant que l’instituteur ou le prof parle.

Béatricemyself

Elle a dû quitter l’IAV lorsque j’y suis arrivé pour enseigner la photographie. Et nous nous sommes croisés dans les couloirs de l’école sans en garder de souvenirs. Chaque fois que je vais la voir à Tours, j’essaie de chercher au fond de ma mémoire l’ombre du souvenir de sa présence il y a plus de quinze ans dans l’école où je m’évertue toujours à enseigner.

Portrait n°1 | décembre 2009
Portrait n°2 | décembre 2009

Être aveugle

Ou le portrait de Doriane

C’est en écoutant Julie, étudiante à l’IAV, que j’ai pensé à ce texte rangé et oublié. Elle me parlait à la fois d’une angoisse : devenir aveugle et d’un projet : réaliser une ou plusieurs séries de photographies autour de cette crainte. Mon récit est à côté de ses préoccupations, je n’exprime que ma seconde expérience de cécité.

Combien de fois me suis-je imaginé aveugle? Sans jamais savoir le devenir!

Chaque soir j’éprouve une certaine difficulté heureuse à me coucher et lorsque je le fais, c’est souvent en pensant au réveil. Alors j’aimerais me lever avant même de m’être couché. Commencer la journée sans que la précédente ait été terminée.
Peut-être était-il une heure, je m’occupais de tâches ménagères inutiles. À cette heure-ci j’avais l’habitude du silence, celui des autres dans leur possibilité de le rompre. La sonnerie du téléphone me fit presque bondir. Je n’imaginais rien de précis sinon quelque chose de grave. Je décrochais le combiné au milieu de la deuxième sonnerie. Une voix féminine plutôt douce et rieuse me charmait immédiatement. Elle jouait avec moi. Devait-elle penser que je faisais mine de ne pas la reconnaître ? Elle me tutoyait, je la vouvoyais. Son prénom ne m’évoquait personne. Elle me demandait parfois d’arrêter ma comédie et je ne cessais de lui demander qui elle était, quel âge elle avait. Elle me répondait tantôt prostituée avec deux enfants, tantôt étudiante, trente ans et puis vingt. Elle voulait parler à un autre que moi et cet autre lui aurait donné mon numéro de téléphone, je pouvais être celui qu’elle voulait entendre et par timidité je ne lui avouais pas. Ils n’avaient jamais parlé au téléphone tous les deux. Pensait-elle à d’autres moments qu’il était mon ami, qu’il vivait avec moi? Elle attendait alors mon aveu qui l’aurait rassurée. Son sourire sonore me rendait aveugle. À tout ce que je disais elle me répondait:
«- je m’en fous… Pourquoi ne raccrochez-vous pas?… Au revoir mon cher…»
Je ne raccrochais jamais comme si le temps devait m’éclairer. Plus elle me parlait moins je la voyais. Derrière sa voix j’entendais des bruits de voitures et les petits déclics du téléphone me laissaient penser à son éloignement:
«-Alors vous êtes dans une cabine… à Marseille?
– Tu vois, tu t’es vendu, c’est toi.
– Non ce n’est pas moi, je vous assure!…
– Je voudrais lui parler, je suis déçue.
– Que puis-je faire ? Crier son prénom très fort à ma fenêtre?»
Elle riait et ne cessait de me dire sa déception. Je manquais totalement de vivacité d’esprit. Je ne comprenais pas son acharnement et sa méchanceté ni même ce qu’elle me donnait de joyeux.
J’appris ensuite qu’elle était à Marseille depuis quatre ans, qu’elle n’aimait pas cette ville. Elle trouvait le monde cruel et fou, ne comprenait pas pourquoi ce garçon lui avait donné un faux numéro. Elle ne cessait pourtant de me dire qu’il était mieux que moi. Je lui répondais qu’il ne lui avait pas donné son numéro de téléphone mais le mien.
«- J’en ai marre de me faire avoir tout le temps.
– Ça vous arrive souvent?
– Ça ne vous regarde pas!»
elle s’accrochait à mes silences en me disant que je n’étais pas bavard.
«- Tu es timide ? Comme lui?»
Je lui répondais oui. Nous avions parlé durant trois quarts d’heure. Elle utilisa la totalité du crédit d’une télécarte et me dit plusieurs fois au revoir.
«- Adieu, à jamais cher Philippe!
– Dormez bien chère Doriane.»
Et j’attendais d’entendre le bip du vide qui n’arrivait jamais. Elle riait à nouveau.
«- Il est fou ce mec. Vous n’avez pas envie de dormir?
– Je retarde toujours l’instant de me coucher. Je ne dois pas aimer ça.
– Un vampire! Chouette…
– Peut-être pas.
– Une chauve-souris alors?
– Non plus. Un oiseau, seulement un oiseau m’a-t-on déjà dit.
– Faites de beaux cauchemars!
– Je fais des cauchemars lorsque j’ai envie d’en faire.
– J’ai sommeil, je vais aller me coucher. Adieu Philippe.
– Au revoir Doriane.»

Aucun cauchemar, aucun rêve n’avaient hanté ma nuit. Le lendemain matin, je me réveillais la tête lourde malgré tout. Je pensais à cet appel presque toute la journée et classais tous les éléments pour déceler les vrais des faux. Lorsque je lui avais demandé quel était son signe astrologique chinois elle m’avait répondu spontanément rat. Elle pouvait avoir vingt ans ou trente deux. Je pensais qu’une prostituée ne s’amuserait pas à sourire au téléphone à un inconnu pendant trois quart d’heure. Finalement je la trouvais bien folle. Cette histoire me plaisait. Aurais-je aimé que ce soit elle qui me plaise?
Je ne suis pas un top-modèle, m’avait-elle répondu lorsque je lui dis que j’étais photographe.
Je racontais mon aventure à quelques amis de passage. Plus je racontais, plus mon récit fabriquait mes pensées au centre desquelles je continuais à être aveugle avec davantage de plaisir.
Le lendemain soir, je m’installai à ma table pour écrire. Espérais-je un nouvel appel? Le téléphone sonna vers vingt trois heures. Ce n’était qu’une amie avec qui je parlai peu de temps. À minuit passé l’envie d’entendre à nouveau la sonnerie m’obligea à regarder l’appareil. Il sonna instantanément. Elle ne riait plus, s’excusait même pour la veille. Je lui racontai ma journée et mon sentiment d’aveuglement. Elle me laissa parler et termina par me dire qu’elle avait retrouvé celui pour qui elle m’avait pris vingt quatre heures avant. Je lui dis qu’elle pouvait m’appeler une autre fois si elle voulait.

J’ai pensé que plus jamais je ne la reverrais.

Cet autre soir-là je m’étais couché avant minuit. Une fatigue accumulée me faisait oublier mes règles de vie. La sonnerie du téléphone avait brisé mon demi-sommeil. Pendant un court instant je crus l’entendre dans mon presque rêve puis je sursautais et décrochais avant la troisième sonnerie. Doriane s’excusa après m’avoir demandé si j’étais au lit. Un mois après son premier appel je ne pensais plus à elle. Cette nuit-là elle devenait familière. Je lui disais mon bonheur de l’entendre. Nous aurions pu être autour d’une table de bistrot comme de vieilles connaissances à nous raconter ce que nous étions devenus. Toujours et davantage aveugle au fur et à mesure qu’elle me parlait, qu’elle me souriait. Elle me raconta sa vie. Je ne lui posai aucune question. J’appris qu’elle était mi-italienne mi-française. Jamais elle me parla de son père, toujours de sa mère.
«- Que veux-tu savoir de plus?» me demandait-elle.
Elle me dit que ce jour-là dans un bus, un vieil homme était venu lui dire qu’elle ressemblait à une actrice de cinéma de son époque.
«- Comment m’imagines-tu?
– Un peu italienne, tu dois être brune, grande?
– Ni brune, ni blonde. J’ai les cheveux rouges et un rubis dans une narine. Je m’habille souvent en noir.
– Je suis toujours aveugle!»
Elle continua en me disant que d’autres personnes l’avaient comparée à Madona, la chanteuse américaine, puis à Gina Lolobrigida et enfin à Scarlett O’Hara.
«- Faites un mélange de toutes ces impressions.»
Je lui dis qu’il était injuste qu’elle soit seule à pouvoir m’appeler et lui demandai avec beaucoup de contorsions son adresse.
Je passai une partie du lendemain à lui écrire. J’avais une adresse avec un doute immense. Je me balançais entre plusieurs envies. Lui écrire pour engendrer un nouvel appel rapide mais j’imaginais aussi plusieurs stratégies pour aller la voir, la surprendre à Marseille. Et je m’amusais à me souvenir de ses mots.
«- Pourquoi m’appelez-vous à nouveau? Lui avais-je demandé. Vous m’avez si souvent dit que votre ami Patrick était tellement mieux que moi.
– D’abord il n’est pas mon ami et vous je devine que vous n’êtes pas quelqu’un d’ordinaire.»

Je n’étais qu’une voix peu ordinaire peut-être mais une voix seulement.
Ce jour-là plus je respirais plus je m’allégeais. J’avais rencontré quelques connaissances dans la rue ou le soir au théâtre. Tous m’avaient demandé si je ne revenais pas de vacances? Chaque petit événement heureux, joyeux, une fois respiré prenait des proportions hors du commun. Elle ne savait pas ce qu’elle me donnait.
Une fille existait quelque part, elle me le disait parfois et il m’était impossible de la penser avec mes habitudes. Rien n’était exceptionnel dans la fabrication du désir de la voir. Je ne lui ai jamais trouvé une silhouette ressemblante et lorsqu’il m’arrivait de penser à elle dans la rue, c’était en regardant tous les autres vides d’elle-même.
J’ai tant aimé penser à cet être inconnu, invisible, mais tellement audible.

© 2000 Felipe Martinez

Institut d’Arts Visuels, Orléans

2009-2010

Un projet personnel, pour tenir debout dans une école en mutation.

Photographier les étudiants, professeurs et autres acteurs d’une école d’art. Réaliser une sorte de fresque constituée de plusieurs photographies NetB. Portraits et scènes dans les ateliers. Poser un regard sur l’école, mon école mais aussi, peut-être, sur toutes les écoles dans cette période de régionalisation et d’européanisation. J’ai commencé par prendre quelques instantanés dans les moments de bilan de fin de semestre, de conseils de classe en 2009. Je continuerai au second semestre 2009 par faire des portraits d’étudiants et professeurs dans les salles de classe, dans les ateliers mais aussi chez eux?