Être aveugle

Ou le portrait de Doriane

C’est en écoutant Julie, étudiante à l’IAV, que j’ai pensé à ce texte rangé et oublié. Elle me parlait à la fois d’une angoisse : devenir aveugle et d’un projet : réaliser une ou plusieurs séries de photographies autour de cette crainte. Mon récit est à côté de ses préoccupations, je n’exprime que ma seconde expérience de cécité.

Combien de fois me suis-je imaginé aveugle? Sans jamais savoir le devenir!

Chaque soir j’éprouve une certaine difficulté heureuse à me coucher et lorsque je le fais, c’est souvent en pensant au réveil. Alors j’aimerais me lever avant même de m’être couché. Commencer la journée sans que la précédente ait été terminée.
Peut-être était-il une heure, je m’occupais de tâches ménagères inutiles. À cette heure-ci j’avais l’habitude du silence, celui des autres dans leur possibilité de le rompre. La sonnerie du téléphone me fit presque bondir. Je n’imaginais rien de précis sinon quelque chose de grave. Je décrochais le combiné au milieu de la deuxième sonnerie. Une voix féminine plutôt douce et rieuse me charmait immédiatement. Elle jouait avec moi. Devait-elle penser que je faisais mine de ne pas la reconnaître ? Elle me tutoyait, je la vouvoyais. Son prénom ne m’évoquait personne. Elle me demandait parfois d’arrêter ma comédie et je ne cessais de lui demander qui elle était, quel âge elle avait. Elle me répondait tantôt prostituée avec deux enfants, tantôt étudiante, trente ans et puis vingt. Elle voulait parler à un autre que moi et cet autre lui aurait donné mon numéro de téléphone, je pouvais être celui qu’elle voulait entendre et par timidité je ne lui avouais pas. Ils n’avaient jamais parlé au téléphone tous les deux. Pensait-elle à d’autres moments qu’il était mon ami, qu’il vivait avec moi? Elle attendait alors mon aveu qui l’aurait rassurée. Son sourire sonore me rendait aveugle. À tout ce que je disais elle me répondait:
«- je m’en fous… Pourquoi ne raccrochez-vous pas?… Au revoir mon cher…»
Je ne raccrochais jamais comme si le temps devait m’éclairer. Plus elle me parlait moins je la voyais. Derrière sa voix j’entendais des bruits de voitures et les petits déclics du téléphone me laissaient penser à son éloignement:
«-Alors vous êtes dans une cabine… à Marseille?
– Tu vois, tu t’es vendu, c’est toi.
– Non ce n’est pas moi, je vous assure!…
– Je voudrais lui parler, je suis déçue.
– Que puis-je faire ? Crier son prénom très fort à ma fenêtre?»
Elle riait et ne cessait de me dire sa déception. Je manquais totalement de vivacité d’esprit. Je ne comprenais pas son acharnement et sa méchanceté ni même ce qu’elle me donnait de joyeux.
J’appris ensuite qu’elle était à Marseille depuis quatre ans, qu’elle n’aimait pas cette ville. Elle trouvait le monde cruel et fou, ne comprenait pas pourquoi ce garçon lui avait donné un faux numéro. Elle ne cessait pourtant de me dire qu’il était mieux que moi. Je lui répondais qu’il ne lui avait pas donné son numéro de téléphone mais le mien.
«- J’en ai marre de me faire avoir tout le temps.
– Ça vous arrive souvent?
– Ça ne vous regarde pas!»
elle s’accrochait à mes silences en me disant que je n’étais pas bavard.
«- Tu es timide ? Comme lui?»
Je lui répondais oui. Nous avions parlé durant trois quarts d’heure. Elle utilisa la totalité du crédit d’une télécarte et me dit plusieurs fois au revoir.
«- Adieu, à jamais cher Philippe!
– Dormez bien chère Doriane.»
Et j’attendais d’entendre le bip du vide qui n’arrivait jamais. Elle riait à nouveau.
«- Il est fou ce mec. Vous n’avez pas envie de dormir?
– Je retarde toujours l’instant de me coucher. Je ne dois pas aimer ça.
– Un vampire! Chouette…
– Peut-être pas.
– Une chauve-souris alors?
– Non plus. Un oiseau, seulement un oiseau m’a-t-on déjà dit.
– Faites de beaux cauchemars!
– Je fais des cauchemars lorsque j’ai envie d’en faire.
– J’ai sommeil, je vais aller me coucher. Adieu Philippe.
– Au revoir Doriane.»

Aucun cauchemar, aucun rêve n’avaient hanté ma nuit. Le lendemain matin, je me réveillais la tête lourde malgré tout. Je pensais à cet appel presque toute la journée et classais tous les éléments pour déceler les vrais des faux. Lorsque je lui avais demandé quel était son signe astrologique chinois elle m’avait répondu spontanément rat. Elle pouvait avoir vingt ans ou trente deux. Je pensais qu’une prostituée ne s’amuserait pas à sourire au téléphone à un inconnu pendant trois quart d’heure. Finalement je la trouvais bien folle. Cette histoire me plaisait. Aurais-je aimé que ce soit elle qui me plaise?
Je ne suis pas un top-modèle, m’avait-elle répondu lorsque je lui dis que j’étais photographe.
Je racontais mon aventure à quelques amis de passage. Plus je racontais, plus mon récit fabriquait mes pensées au centre desquelles je continuais à être aveugle avec davantage de plaisir.
Le lendemain soir, je m’installai à ma table pour écrire. Espérais-je un nouvel appel? Le téléphone sonna vers vingt trois heures. Ce n’était qu’une amie avec qui je parlai peu de temps. À minuit passé l’envie d’entendre à nouveau la sonnerie m’obligea à regarder l’appareil. Il sonna instantanément. Elle ne riait plus, s’excusait même pour la veille. Je lui racontai ma journée et mon sentiment d’aveuglement. Elle me laissa parler et termina par me dire qu’elle avait retrouvé celui pour qui elle m’avait pris vingt quatre heures avant. Je lui dis qu’elle pouvait m’appeler une autre fois si elle voulait.

J’ai pensé que plus jamais je ne la reverrais.

Cet autre soir-là je m’étais couché avant minuit. Une fatigue accumulée me faisait oublier mes règles de vie. La sonnerie du téléphone avait brisé mon demi-sommeil. Pendant un court instant je crus l’entendre dans mon presque rêve puis je sursautais et décrochais avant la troisième sonnerie. Doriane s’excusa après m’avoir demandé si j’étais au lit. Un mois après son premier appel je ne pensais plus à elle. Cette nuit-là elle devenait familière. Je lui disais mon bonheur de l’entendre. Nous aurions pu être autour d’une table de bistrot comme de vieilles connaissances à nous raconter ce que nous étions devenus. Toujours et davantage aveugle au fur et à mesure qu’elle me parlait, qu’elle me souriait. Elle me raconta sa vie. Je ne lui posai aucune question. J’appris qu’elle était mi-italienne mi-française. Jamais elle me parla de son père, toujours de sa mère.
«- Que veux-tu savoir de plus?» me demandait-elle.
Elle me dit que ce jour-là dans un bus, un vieil homme était venu lui dire qu’elle ressemblait à une actrice de cinéma de son époque.
«- Comment m’imagines-tu?
– Un peu italienne, tu dois être brune, grande?
– Ni brune, ni blonde. J’ai les cheveux rouges et un rubis dans une narine. Je m’habille souvent en noir.
– Je suis toujours aveugle!»
Elle continua en me disant que d’autres personnes l’avaient comparée à Madona, la chanteuse américaine, puis à Gina Lolobrigida et enfin à Scarlett O’Hara.
«- Faites un mélange de toutes ces impressions.»
Je lui dis qu’il était injuste qu’elle soit seule à pouvoir m’appeler et lui demandai avec beaucoup de contorsions son adresse.
Je passai une partie du lendemain à lui écrire. J’avais une adresse avec un doute immense. Je me balançais entre plusieurs envies. Lui écrire pour engendrer un nouvel appel rapide mais j’imaginais aussi plusieurs stratégies pour aller la voir, la surprendre à Marseille. Et je m’amusais à me souvenir de ses mots.
«- Pourquoi m’appelez-vous à nouveau? Lui avais-je demandé. Vous m’avez si souvent dit que votre ami Patrick était tellement mieux que moi.
– D’abord il n’est pas mon ami et vous je devine que vous n’êtes pas quelqu’un d’ordinaire.»

Je n’étais qu’une voix peu ordinaire peut-être mais une voix seulement.
Ce jour-là plus je respirais plus je m’allégeais. J’avais rencontré quelques connaissances dans la rue ou le soir au théâtre. Tous m’avaient demandé si je ne revenais pas de vacances? Chaque petit événement heureux, joyeux, une fois respiré prenait des proportions hors du commun. Elle ne savait pas ce qu’elle me donnait.
Une fille existait quelque part, elle me le disait parfois et il m’était impossible de la penser avec mes habitudes. Rien n’était exceptionnel dans la fabrication du désir de la voir. Je ne lui ai jamais trouvé une silhouette ressemblante et lorsqu’il m’arrivait de penser à elle dans la rue, c’était en regardant tous les autres vides d’elle-même.
J’ai tant aimé penser à cet être inconnu, invisible, mais tellement audible.

© 2000 Felipe Martinez