Un autre silence

Nous étions partis le matin du jour de la rentrée scolaire de septembre, notre projet de voyage avait été imprécis : aller voir l’Andalousie et nous promener au hasard entre Cadiz, Sevilla, Cordoba, Granada ou Almeria. Arrivés là-bas nous avions passés un mois à errer d’une pension à l’autre, recherchant toujours les plus petites pour tenter de vivre au plus près des gens.
 Pour nous l’été était revenu alors qu’il n’était pas encore terminé dans cette extrémité de l’Europe !

À l’intérieur des maisons proche d’Almeria, j’avais remarqué l’absence de radiateurs ou de tout système de chauffage, certaines habitations n’avaient pas de vitres à leurs fenêtres, juste une moustiquaire et des volets en bois dans lesquels un autre petit volet permettait une légère ouverture. J’ignorais encore que cette pointe Est de l’Andalousie était l’endroit le plus chaud d’Europe.

Une de mes amies souhaitait retrouver un français qu’elle avait croisé juste avant notre départ dans les couloirs des bureaux du journal pour qui elle travaillait à Paris. Il s’était expatrié là-bas dans la province de Granada après avoir vécu dix ou quinze ans au Canada.

Situé dans les Alpujaras, Turón avait une forme de demi-lune sur le flanc sud de la montagne et se trouvait à la frontière de la province d’Almeria. De quelques endroits dans le village nous pouvions voir le Mulhacen enneigé même en cette fin d’été.

Ma première impression avait été de penser que ce village était abandonné, sinistré, déserté. Les rues recouvertes de terre, de boue n’avaient plus personne pour les entretenir ? Les maisons aux crépis usés ocre ou gris donnaient l’apparence de peaux écorchées, les toitures en plaques ondulées renforçaient l’idée d’aménagement urgent. Temps suspendu, ce village était-il en train de disparaître ou de renaître ? Dans le silence de notre découverte, nous entendions une musique lointaine provenant de l’intérieur de la plus grande maison du village, derrière la mairie. Nous supposions la maison du français. 
Nous avions frappé longtemps avec le heurtoir à la porte avant qu’il nous ouvre.

Un terrible orage s’était abattu quelques jours auparavant, les rues avaient été transformées en torrent de boue, nous dit-il.

Les jours suivants nous les passions dans le bar de Tomas à faire des parties de billards avec les jeunes du village en buvant du tinto de verano et en mangeant les tapas sur la terrasse dominant le village face aux deux églises et au dessus d’un gigantesque figuier de barbarie. L’une des deux églises, blanche est située sur la hauteur et orientée à l’Ouest l’autre en briques ocre en contrebas orientée à l’Est.

Les mois passèrent sans que je puisse oublier ce village, ce moment. Par la suite j’y retournais souvent jusqu’à apprendre la route par cœur entre Blois et les Alpujarras.
 Alors que je séjournais pour la xième fois à Turón j’avais été invité à une soirée chez des gens que je ne connaissais pas bien, ils fêtaient la fin des travaux dans leur maison qu’ils avaient restaurée selon la tradition. J’avais passé la soirée et une bonne partie de la nuit près de deux guitaristes, assis face à face, à côté de qui deux chanteurs improvisaient. Je découvrais ces chants, je les écoutais avec fascination. Ils chantaient la banalité quotidienne de leur village, les amours permis ou interdits ? Le ton était grave, l’un commençait et le second prenait le relai quelques minutes après en accentuant toujours un peu plus le côté dramatique et ainsi de suite jusqu’à la conclusion d’une tonalité plus gaie, le chanteur tournait alors en dérision tout ce qui venait d’être dit. 
Ce que j’avais entendu était une joute verbale improvisée, une variante des Muwashshah arabo-andalou ? 
Je me souvenais de cette soirée tout en pensant que l’Espagne était mon second territoire, le secret, l’impossible. Le pays dans lequel je n’étais pas né, le pays de mon père. Blois était à neuf cents kilomètres de sa ville natale, Turón aussi ! devrais-je ne jamais parvenir à m’approcher plus près de sa ville natale ? Longtemps elle avait été la ville la plus lointaine du globe puisque mon père me disait qu’il lui était impossible d’y retourner, lorsque j’étais enfant et que la guerre d’Espagne ne voulait encore rien dire. 
Ces Soleas me confortaient sur la manière grave teintée de dérision que j’avais d’utiliser la photographie. Ces chants parlaient des êtres, des acteurs, moi je passais mon temps à photographier le décor !

Je me mettais à rêver l’exil de ma mère en Espagne plutôt que celui de mon père en France en pensant qu’ils avaient été faits l’un pour l’autre et que peu importe les territoires ils devaient se rencontrer et avoir les enfants qu’ils ont eu, seulement pour me persuader que j’aurai pu être chanteur là-bas en Andalousie !

Vieillir (4)

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait le Hyun-Chuul

La présentation de son travail n’avait pas été très bonne, Hyun-Chuul avait été le dernier étudiant de la journée et rien ne l’avait aidé à être clair ce soir-là entre les conseils de ses camarades, son trac et la fatigue du jury. Pourtant je n’étais pas soucieux, l’ensemble de ses recherches me paraissait suffisamment fort pour éviter toute polémique.

Le président du jury était directeur d’une école d’art du centre de la France, il ne cessait d’affirmer ses appartenances politiques avec fierté. Une fois réunis dans la salle de délibération après le passage de Hyun-Chuul notre président dérogeant aux règles, prit la parole le premier, d’abord il était entré en regardant sa montre et en nous disant:

« – Ce soir nous ne finirons pas tard.», puis comme pour orienter le débat où pour l’étouffer il nous dit que cet étudiant n’aura pas son diplôme.

« – Il y a trop de coréens dans nos écoles ! » Osait-il nous dire! Celui-là se risquait à parler de sa solitude en citant Dieu quelques fois, cela était insupportable pour lui. Je m’opposais en argumentant sur la poésie des travaux de Hyun-Chuul. Un des membres du jury me suivi jusqu’au bout du débat, il me restait à convaincre le dernier, la voix du président comptait double, nous devions être trois à nous opposer à lui si je voulais un résultat en accord avec ma pensée. Souvent nous traversions de longs moments de silence le président les rompait toujours de la même façon :

« – Alors Felipe me disait-il, que fait-on ? ». Au bout d’une heure ou deux lorsqu’il me posa à nouveau cette question je lui demandais s’il se moquait de moi. La personne indécise, n’était pas à convaincre puisque je devais me résoudre. C’est après trois heures que notre indécis se rangea du côté du président, faisant basculer Hyun-Chuul parmi les étudiants qui avaient échoué. Les notes qui lui avaient été attribuées furent réétudiées par lui seul et pour empêcher toute contestation il gomma le 9 sur 20 que seul il avait estimé pour lui mettre 7 !

Il a fallu une ou deux heures supplémentaires pour expliquer à l’étudiant qu’il n’avait pas obtenu son diplôme.
Les jours suivants je prenais de ses nouvelles de temps en temps par inquiétude.

Hyun-Chuul redoubla, continua à produire des récits constitués de photographies de textes et de vidéos. Lorsqu’il se présenta devant un autre jury un an plus tard on lui donna une mention en s’étonnant qu’il n’ait pas obtenu ce diplôme un an auparavant. Puis il fit sa route en second cycle.

Songeait-il au moment où il devrait rentrer chez lui en Corée ? Alors il pensait à toutes les personnes qu’il avait croisé ici, ses amis ses camarades et les autres, les familles de ses amis, les amis des amis etc. Il était aspiré par l’idée de fabriquer des liens avec n’importe qui juste pour rentrer en Corée avec la preuve éternellement vivante de son passage ici en Europe? Il organisait son travail durant ces deux années autour de cette idée de liens. En fin de cinquième année, il présenta l’intégralité de ses expérimentations dans l’atelier de photographies au sous-sol de l’école, pour se préserver des regards? Son vœux avait été de montrer son travail sans aucune autre personne sinon le jury et son tuteur qui ne connaissait pas encore la totalité de ses images.

Lorsqu’il sortit de la salle de délibération où il apprit qu’il avait obtenu son diplôme, il était heureux sans que l’on puisse le déceler sur son visage. Le président lui avait même communiqué la note que le jury lui attribua: 19/20. Je le félicitais à mon tour et lui dit :

« - Tu dois avoir envie de téléphoner à ta famille à Séoul, tes parents vont être contents.
- Je ne peux pas leur téléphoner car lorsque j’avais échoué il y a trois ans je n’ai jamais pu leur dire, mes parents ne savent pas que j’ai redoublé, ils pensent que j’ai terminé mes études il y a un an ».

Hyun-Chuul n’envisageait même pas de les appeler pour rectifier son mensonge tellement pardonnable et partager son invisible succès comme si son destin était de savoir fabriquer ses douleurs et ses bonheurs avec les mêmes ingrédients, être exilé toujours, peu importe comment, inconfort qui devrait être une leçon pour celui qui astique chaque jour ses idées de faucille et de marteau !

Dérive

L’été ne voulait pas mourir et je peinais à retrouver mes motivations passées pour commencer une nouvelle année avec de nouveaux étudiants. Mon école avait changé de nom cette année. Je vieillissais avec le sentiment fugitif d’être devenu ou redevenu un étranger.

La dernière fois que j’avais fait ce chemin, c’était pour assister au bilan de l’année précédente et pour participer au pot de départ à la retraite de collègues. L’occasion de rire avec les plus jeunes encore loin d’un tel moment qui leur serait consacré.

« - Nous devrions les mettre sur une barque et les laisser partir à la dérive !… » disait l’un d’entre nous.
Après avoir garé ma voiture loin de l’école, je marchais dans les rues étroites à l’ombre chaude de cet été qui perdurait. Je passais entre une école primaire et un collège dans une petite rue pavée derrière le Campo Santo. Quelques voitures y étaient mal garées, une moto posée sur sa béquille derrière laquelle je crus voir un papier frissonnant, prisonnier, je m’approchais, frôlais l’engin; un pigeon se cachait, se reposait entre le mur de la maison et ses roues. Je continuais mon chemin à droite tout au bout de la rue.

Et je passais plusieurs heures partagé entre discours, attente, préparation des plannings et des cours. Souvent avec les collègues nous attendions les directives sans plus savoir occuper notre temps, tout comme des enfants devant l’autorité. En fin de journée je repris le chemin inverse pour retrouver ma voiture. Lorsque j’entrai dans la petite rue pavée, tout au loin une vieille femme de dos marchait doucement à côté de son chien, elle s’aidait d’une canne et portait un cabas. Son chien avait la même démarche qu’elle, lourde et lente. Au moment où je les rattrapais, le vieux chien se précipita entre deux voitures, mon pigeon qui avait parcouru trois ou quatre mètres dans l’après midi tenta de s’envoler et retomba un peu plus loin, le chien se rua, chancelant avec vivacité et maladresse sur sa vieille proie. La vieille femme criait le nom de son chien en le menaçant de sa canne : « – lâche, lâche le pigeon ! » criait-elle. Le chien avait réussi à l’attraper et le tenait dans sa gueule, le cou ramolli et la tête pendante, l’oiseau avait succombé sous les dents usées du chien immobilisé au milieu de la rue. Je m’approchais un peu plus. Ce vieil animal aux regard opaque aux yeux cerclés de poils blancs voyait suffisamment pour chasser une ombre qui n’en était pas une et ainsi mettre en lumière sa fierté confuse. «-Lâche, lâche le pigeon!» criait toujours sa vieille maîtresse.

Face à la scène, une porte de maison s’ouvrit et un homme d’une cinquantaine d’année en sortit, les cheveux aussi blancs que sa large moustache, il était vêtu d’un costume foncé, portait un dossier gris vert dans les mains. La vieille femme l’interpela: «– Pouvez-vous m’aider monsieur ? ». L’homme attrapa l’animal domestique par son collier, bien qu’il essaya de fuir en boitant avec l’oiseau mort dans la gueule ; la vieille femme lui ouvrit les mâchoires, l’homme prit le pigeon et ne sachant qu’en faire le déposa sur les pavés le long du mur.

Je m’éloigne

Ils étaient nombreux à être assis sur des tabourets dans le couloir face à la porte de la salle de réunion qui faisait office de salle de délibération, certains étaient debout et d’autres assis par terre.

Ce rendez-vous dans ce couloir avait lieu avant midi et en fin d’après midi durant deux ou trois jours fin mai ou début juin chaque année.

Visages tendus ou rassurants comme à chaque fois qu’un groupe d’étudiants passait son diplôme. Il y avait des rires mais aussi des larmes de fatigue, d’angoisse ou de joie.

Je ne sais pas qui instaura cette nouvelle règle mais tous les étudiants de cette promotion l’appliquèrent.

Chaque demi-journée le jury devait réunir les trois ou quatre étudiants dont ils venaient de voir le travail, les recevoir individuellement et leur donner le résultat des délibérations en motivant ce résultat. La règle était donc de ne rien dire en sortant de cette salle. Un des étudiants du groupe se tenait près de la porte avec un jouet revolver qu’il proposait au sortant. Mettre le canon du revolver sur sa tempe et tirer si l’on avait échoué, tirer deux coups en l’air pour l’obtention du diplôme, trois coups pour une mention et quatre pour les félicitations.

Comme s’ils le savaient tous, la première proposition n’allait concerner personne et ils s’amusèrent en exprimant leur bonheur soit après avoir tiré quatre coup le plus rapidement possible pour exploser de joie soit en tirant lentement un premier coup puis un autre et puis encore un autre et parfois encore un il y avait les heureux timides qui n’osaient aller jusqu’à quatre. Rares étaient les étudiants qui durent tirer seulement deux fois.

Ce couloir, était occulté durant plusieurs minutes, les personnes qui n’étaient pas concernés par ce qui se déroulait s’arrêtaient par obligation, demandaient quelle section ? avions-nous déjà des résultats, le jury était-il sévère ?
Loin de moi, de l’autre côté du couloir, la plus jeune de nos professeurs terriblement blonde cachait les scintillements liquides de ses yeux derrière des sourires excessivement généreux. Alors j’ai pensé que le temps avait cette faculté de dissoudre les excès, non pas pour les faire disparaître mais au contraire pour qu’ils apparaissent sans cesse dans une absence de temps. Les émotions ont la légèreté de l’air que l’on respire.

C’est dans ce vide vertigineux que j’évolue. Je ne fais que m’éloigner.

Vieillir (3)

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait de Serena

Les premières images qu’elle me montrait avaient été prises dans un parc du centre ville, des portraits d’un homme jeune rencontré dans ce jardin. Alors j’ai imaginé cette étudiante passant un long moment assise sur un banc avec son appareil photo autour du coup ou posé à côté d’elle, elle aurait observé, n’aurait fait que cela. Elle n’aurait rien attendu ni personne sinon celui qui allait se faire prendre. Elle l’aurait flatté, il se serait senti attirant et aurait accepté de se faire photographier par cette jeune italienne à la chevelure et aux sourires généreux.

Elle devait être à la fois séduite et rebutée, riait-elle au fond d’elle ? C’est ce que j’ai imaginé en voyant ses premières images. Avant même de lui poser la première question, je la regardais, elle souriait, elle voyait que je voyais. Lui ai-je seulement dit qu’elle était gonflée ? alors elle éclata de rire de ce rire profond et beau dans lequel on a envie de se fondre. Un rire entier qui nous laisse entrevoir l’aimable accent d’une voix légèrement rauque.

L’échange Erasmus lui avait fait connaître notre école et orientait son choix, à la rentrée scolaire suivante elle s’inscrivit en cinquième année dans notre établissement, préférant envisager un diplôme d’art et de design plutôt que d’architecte à Milano. Lorsque vint le moment où elle dû choisir un professeur pour la suivre dans sa recherche, elle n’exprimait aucune préférence, ne connaissant pas bien l’équipe pédagogique. Jean-Claude, le coordonnateur de sa section la conseilla, quelques collègues prirent connaissance de son projet mais chacun refusa l’un après l’autre. Il sollicita un artiste enseignant d’une autre école d’art qui refusa lui aussi. Comment faisait-elle peur?
Elle proposa de rencontrer les professeurs de la section communication, cita mon nom comme une possibilité puisqu’elle avait été inscrite dans mon cours un an auparavant et que la photographie ferait partie des techniques qu’elle utiliserait. Sans connaître les difficultés qu’elle rencontrait à trouver un tuteur, j’acceptais après l’avoir entendue me parler de son projet.

Je revoyais Serena dans son atelier au milieu des premiers éléments qui allaient orienter sa recherche, devant ses dessins, plans et notes, j’y voyais une organisation sensible d’éléments divers qu’elle avait rassemblé sur le mur devant sa table. Cet univers me faisait penser au livre de Gaston Bachelard La poétique de l’espace, livre que je lui prêtais les jours suivants. Elle le lu et relu et lorsque nous nous revîmes elle me regarda tout comme la première fois avec ce sourire radieux en me disant : « C’est ce livre-là qu’il me fallait, comment avez-vous deviné ? »

Inscrite en design espace, elle travaillait l’image, la performance pour nous parler d’architecture et de poésie tout en suivant une trame autobiographique. Elle envisageait de présenter son diplôme à l’extérieur de l’école dans une cave. Elle me fit visiter celle de la maison où elle avait un petit logement, dans un vieux quartier d’Orléans et celles de l’ancienne vinaigrerie Orléanaise, un espace immense abandonné depuis longtemps en attente d’une réhabilitation ou d’une démolition, situé à quelques pas de notre école. Nous restions longtemps à parler, à envisager la présentation de ses travaux dans chaque endroit. Plus le temps passait plus les caves de la vinaigrerie devenaient une évidence.

Quand arriva le moment où elle dû rédiger son mémoire, elle me dit ne pas vouloir écrire et me demanda quelle forme pouvait avoir ce mémoire en dehors d’une rédaction. Elle photocopia les pages du livre de Gaston Bachelard, découpa les passages les plus marquants, recomposa l’ensemble sur une immense feuille, relu, redécoupa et garda l’essentiel qu’elle composa une dernière fois sur une grande feuille qu’elle plia à l’image d’une carte routière. Elle décida d’enregistrer sur cassette audio six entretiens qu’elle provoquait avec des personnes qu’elle ne connaissait pas, un dialogue s’instaurait autour de son projet qu’elle définissait dans un premier temps, soulevant des questions dans un second.

Enfin elle fabriqua six petit carnets de croquis uniques et les trois objets formaient le mémoire de sa recherche dont chaque membre de jury allait recevoir des exemplaires spécifiques.

Elle fit les démarches auprès de la mairie et obtint la permission de prendre les clés des caves certains jours de la semaine. Elle allait ranger, nettoyer, s’imprégner du lieu de temps en temps. Souvent j’allais la voir, je traversais la salle des fêtes Gustave Eiffel vide, tout au fond de laquelle une porte donnait sur un espace clos à ciel ouvert. À peu près au centre se trouvait l’escalier des anciennes caves. Arrivé dans la première, je criais son prénom, j’entendais sa réponse lointaine. Elle était toujours seule dans le noir avec une bougie ou une lampe de poche, elle restait là à penser son installation, elle me communiquait toujours l’objet de ses pensées. Je la suivais souvent sans la contredire, elle était heureusement folle et je ne faisais que l’aider à l’être davantage, alors elle riait et tout devenait possible au milieu de ses propres exigences.

Les membres du jury avaient été accueillis avec une quinzaine de personnes en plus. Chaque visiteur avait l’obligation d’être accompagné car une seule bougie était distribuée pour deux. Devant chaque cave deux guides nous invitaient à entrer ou à sortir. Serena allait être absente jusqu’à la fin de la visite.

Arrivés dans la dernière cave nous fîmes demi-tour pensant que la visite était terminée. Serena tomba d’un trou de la parois supérieure d’un couloir, elle était vêtue d’une robe de soirée brillante. Le silence était religieux, elle nous prit chacun par le revers de notre veste, par un bras et nous demanda de nous presser. Rendez-vous dans l’ultime cave à proximité de la première, Serena se posa à côté d’une cage à oiseau à l’intérieur de laquelle une petite ampoule électrique projetait les ombres des barreaux sur la voûte de la cave.

Elle récita un poème qu’elle avait écrit pour l’occasion, un poème très court, une sorte de liste de tout ce qu’elle aimait et qui faisait son identité puis elle nous invita à remonter à la surface. Au pied de l’escalier elle nous donna à chacun un coup de flash dans les yeux. Ce flash avait été occulté par un carton dans lequel elle avait découpé le mot MÉMOIRE, un pochoir lumineux, persistance rétinienne, gravure virtuelle et éphémère.

Le silence dans lequel nous avions été plongé durant toute la prestation continuait à nous occuper. En haut la présidente du jury s’était assise sur une vieille pierre, la tête dans les mains. Lorsqu’elle se redressa nous pouvions voir qu’elle pleurait. Cette émotion-là prolongeait nos silences.

Revenus à l’école, dans la salle de réunion prévu pour les délibérations, la présidente prit la feuille de notation de Serena et la fit glisser au centre de la table en disant « Je suis incapable d’évaluer un tel travail ! Silence… avant de reprendre. J’hésite entre lui mettre 19,5 et 19,75 ! ». L’un des membres du jury prit la feuille et suggéra que l’on ne remplisse aucune case. Serena était un cas exceptionnel, il fallait qu’elle ait une feuille de notation exceptionnelle. Nous décidions de lui inscrire en diagonale : Bonne route avec les félicitations du jury, en italien.

Lorsque le jury donna les résultats en fin de journée, Serena sorti de la salle de réunion avec un sourire modeste, elle retrouva ses parents venus d’Italie pour cette occasion, elle embrassa sa mère, son frère, et son père. Puis elle me regarda, fit les yeux ronds, étonnée de me retrouver, elle me serra dans ses bras si fort que j’eus l’étrange et heureuse impression de me noyer dans sa chevelure. Cela me signifiait que cette histoire était finie. Sur la route du retour qui me séparait de mon domicile, j’ai regardé le paysage, la Loire si habituelle, tellement neuve ce soir-là derrière mon regard embué, ensoleillé tout au fond de moi pour avoir seulement atteint cet instant-là.

Vieillir 2

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait de Julie

Sa démarche lente était invisible derrière son regard vif, ses yeux noirs et bridés. De son dossier personnel je ne retiens qu’un seul dessin, la figuration d’un territoire imaginaire qu’elle situait en Mongolie. Il représentait le vide entre le pays de sa mère le Viet-Nam et celui de son père la France. Ni son prénom ni son nom n’évoquaient ses origines lointaines.

Admise en première année nous passâmes toute cette période à nous croiser dans les couloirs de l’école. Avons-nous parlé de la steppe, du vide ? Je la retrouvai un an plus tard dans mon propre cours de photographie où elle décida de travailler un vaste sujet : la Mémoire. Derrière ce mot elle rangeait toutes les définitions possibles correspondant à son histoire, à ses rêves, à ses épreuves, ses difficultés. Parfois nous évoquions la Mongolie, elle me disait avec une modestie excessive qu’elle aimerait y aller. Malgré tout elle s’exprimait avec assurance, elle dégageait une sorte de fragilité et son contraire. Auprès d’elle je me sentais comme enveloppé, lorsqu’elle n’était plus là j’avais envie de la protéger.

C’était un être libre, aucun prof ne réussit à la détourner de ses sujets personnels qu’elle explorait avec intelligence. On pouvait la voir comme obsédée par son vaste sujet duquel on avait souvent envie de l’en détourner.
En second cycle elle avait eu la possibilité de partir à l’étranger dans le cadre des échanges ERASMUS mais elle décida de rester, elle exerça sa liberté davantage encore au point de venir beaucoup moins souvent. On se demandait parfois si elle n’avait pas quitté l’école sans avoir prévenu ? Elle venait me voir très irrégulièrement, pour me parler d’un projet qu’elle avait toujours et qu’elle partageait maintenant avec trois amis, aller voir la Mongolie. Dans cette période-là je préparais moi aussi un voyage à Ulaanbaatar. Je devais y aller dans la saison d’été pour photographier la capitale mongole. Lorsque nous parlions de son projet, de celui de ses amis elle me donnait le minimum de détails et je ne pouvais que difficilement estimer sa véritable motivation. Tantôt je pensais qu’elle ferait ce voyage tantôt qu’elle ne le ferait pas.

Durant les mois de juillet août de cette année-là je parcourus les rues et avenues d’Ulaanbaatar en pensant parfois à Julie. À la fin de mon séjour, début septembre elle m’expédia un courriel dans lequel elle me disait qu’elle arrivait trois jours plus tard à Ulaanbaatar avec ses amis, elle n’oubliait pas de me donner le numéro de son vol, son heure d’arrivée.

En attendant l’avion un matin de septembre à l’aéroport Buyant-Uhaa, je faisais les cent pas sur le trottoir devant l’aérogare. Le ciel était bleu comme souvent ici, l’odeur de la Mongolie m’était habituelle. Je ne pouvais pas m’extraire des souvenirs de ma première arrivée ici ni même de celui de Julie candidate me parlant de son dessin, sa Mongolie imaginaire. Elle avait donné forme à une pensée qu’elle avait exprimé avec tant de doutes, de pudeurs pendant tant de mois? Allait-elle à la rencontre du vide au fond d’elle-même ? Je me souvenais de son regard sombre et lumineux à la fois lorsque je lui avait dit que j’étais allé en Mongolie, que j’avais parcouru mille deux cent kilomètres à cheval entre l’extrême Ouest et l’ancienne capitale Karakorum. Nous avions passé des années à nous croiser dans notre école à parler de mémoire et de photographie, de Mongolie, de liberté et de son absence d’assiduité. Plus le temps passait plus elle s’affirmait dans sa nonchalance, tout ce qu’elle entreprenait était réalisé avec réflexion, incertitudes et certitudes mélangés.

Lorsque je vis le Boeing Aéroflot arriver dans l’axe de la piste d’atterrissage je ne pus détacher mon regard de cet objet énorme et minuscule, j’imaginais les regards à travers les hublots, j’imaginais les fatigues du voyage, j’imaginais les émotions, mes propres souvenirs m’aidaient à le faire mais je m’accrochais à cet avion-là comme pour me détacher de mes souvenirs. Plus il s’approchait plus le bruit des réacteurs s’amplifiait, avait-il l’effet d’une gomme sur ma propre mémoire car plus ces moteurs m’assourdissaient plus je ressentais une sorte de frisson dans lequel je disparaissais ?

Après un long moment elle sortit de la salle des bagages et je la retrouvais comme à ce jour du concours d’entrée. Rien n’était exceptionnel, nous étions ici dans une sorte d’extrémité, au bord du vide qu’elle avait voulu être le sien, et je l’accueillais sans plus connaître la dimension du monde ni de mon bonheur.