Dérive

L’été ne voulait pas mourir et je peinais à retrouver mes motivations passées pour commencer une nouvelle année avec de nouveaux étudiants. Mon école avait changé de nom cette année. Je vieillissais avec le sentiment fugitif d’être devenu ou redevenu un étranger.

La dernière fois que j’avais fait ce chemin, c’était pour assister au bilan de l’année précédente et pour participer au pot de départ à la retraite de collègues. L’occasion de rire avec les plus jeunes encore loin d’un tel moment qui leur serait consacré.

« - Nous devrions les mettre sur une barque et les laisser partir à la dérive !… » disait l’un d’entre nous.
Après avoir garé ma voiture loin de l’école, je marchais dans les rues étroites à l’ombre chaude de cet été qui perdurait. Je passais entre une école primaire et un collège dans une petite rue pavée derrière le Campo Santo. Quelques voitures y étaient mal garées, une moto posée sur sa béquille derrière laquelle je crus voir un papier frissonnant, prisonnier, je m’approchais, frôlais l’engin; un pigeon se cachait, se reposait entre le mur de la maison et ses roues. Je continuais mon chemin à droite tout au bout de la rue.

Et je passais plusieurs heures partagé entre discours, attente, préparation des plannings et des cours. Souvent avec les collègues nous attendions les directives sans plus savoir occuper notre temps, tout comme des enfants devant l’autorité. En fin de journée je repris le chemin inverse pour retrouver ma voiture. Lorsque j’entrai dans la petite rue pavée, tout au loin une vieille femme de dos marchait doucement à côté de son chien, elle s’aidait d’une canne et portait un cabas. Son chien avait la même démarche qu’elle, lourde et lente. Au moment où je les rattrapais, le vieux chien se précipita entre deux voitures, mon pigeon qui avait parcouru trois ou quatre mètres dans l’après midi tenta de s’envoler et retomba un peu plus loin, le chien se rua, chancelant avec vivacité et maladresse sur sa vieille proie. La vieille femme criait le nom de son chien en le menaçant de sa canne : « – lâche, lâche le pigeon ! » criait-elle. Le chien avait réussi à l’attraper et le tenait dans sa gueule, le cou ramolli et la tête pendante, l’oiseau avait succombé sous les dents usées du chien immobilisé au milieu de la rue. Je m’approchais un peu plus. Ce vieil animal aux regard opaque aux yeux cerclés de poils blancs voyait suffisamment pour chasser une ombre qui n’en était pas une et ainsi mettre en lumière sa fierté confuse. «-Lâche, lâche le pigeon!» criait toujours sa vieille maîtresse.

Face à la scène, une porte de maison s’ouvrit et un homme d’une cinquantaine d’année en sortit, les cheveux aussi blancs que sa large moustache, il était vêtu d’un costume foncé, portait un dossier gris vert dans les mains. La vieille femme l’interpela: «– Pouvez-vous m’aider monsieur ? ». L’homme attrapa l’animal domestique par son collier, bien qu’il essaya de fuir en boitant avec l’oiseau mort dans la gueule ; la vieille femme lui ouvrit les mâchoires, l’homme prit le pigeon et ne sachant qu’en faire le déposa sur les pavés le long du mur.