Dérive

L’été ne voulait pas mourir et je peinais à retrouver mes motivations passées pour commencer une nouvelle année avec de nouveaux étudiants. Mon école avait changé de nom cette année. Je vieillissais avec le sentiment fugitif d’être devenu ou redevenu un étranger.

La dernière fois que j’avais fait ce chemin, c’était pour assister au bilan de l’année précédente et pour participer au pot de départ à la retraite de collègues. L’occasion de rire avec les plus jeunes encore loin d’un tel moment qui leur serait consacré.

« - Nous devrions les mettre sur une barque et les laisser partir à la dérive !… » disait l’un d’entre nous.
Après avoir garé ma voiture loin de l’école, je marchais dans les rues étroites à l’ombre chaude de cet été qui perdurait. Je passais entre une école primaire et un collège dans une petite rue pavée derrière le Campo Santo. Quelques voitures y étaient mal garées, une moto posée sur sa béquille derrière laquelle je crus voir un papier frissonnant, prisonnier, je m’approchais, frôlais l’engin; un pigeon se cachait, se reposait entre le mur de la maison et ses roues. Je continuais mon chemin à droite tout au bout de la rue.

Et je passais plusieurs heures partagé entre discours, attente, préparation des plannings et des cours. Souvent avec les collègues nous attendions les directives sans plus savoir occuper notre temps, tout comme des enfants devant l’autorité. En fin de journée je repris le chemin inverse pour retrouver ma voiture. Lorsque j’entrai dans la petite rue pavée, tout au loin une vieille femme de dos marchait doucement à côté de son chien, elle s’aidait d’une canne et portait un cabas. Son chien avait la même démarche qu’elle, lourde et lente. Au moment où je les rattrapais, le vieux chien se précipita entre deux voitures, mon pigeon qui avait parcouru trois ou quatre mètres dans l’après midi tenta de s’envoler et retomba un peu plus loin, le chien se rua, chancelant avec vivacité et maladresse sur sa vieille proie. La vieille femme criait le nom de son chien en le menaçant de sa canne : « – lâche, lâche le pigeon ! » criait-elle. Le chien avait réussi à l’attraper et le tenait dans sa gueule, le cou ramolli et la tête pendante, l’oiseau avait succombé sous les dents usées du chien immobilisé au milieu de la rue. Je m’approchais un peu plus. Ce vieil animal aux regard opaque aux yeux cerclés de poils blancs voyait suffisamment pour chasser une ombre qui n’en était pas une et ainsi mettre en lumière sa fierté confuse. «-Lâche, lâche le pigeon!» criait toujours sa vieille maîtresse.

Face à la scène, une porte de maison s’ouvrit et un homme d’une cinquantaine d’année en sortit, les cheveux aussi blancs que sa large moustache, il était vêtu d’un costume foncé, portait un dossier gris vert dans les mains. La vieille femme l’interpela: «– Pouvez-vous m’aider monsieur ? ». L’homme attrapa l’animal domestique par son collier, bien qu’il essaya de fuir en boitant avec l’oiseau mort dans la gueule ; la vieille femme lui ouvrit les mâchoires, l’homme prit le pigeon et ne sachant qu’en faire le déposa sur les pavés le long du mur.

Je m’éloigne

Ils étaient nombreux à être assis sur des tabourets dans le couloir face à la porte de la salle de réunion qui faisait office de salle de délibération, certains étaient debout et d’autres assis par terre.

Ce rendez-vous dans ce couloir avait lieu avant midi et en fin d’après midi durant deux ou trois jours fin mai ou début juin chaque année.

Visages tendus ou rassurants comme à chaque fois qu’un groupe d’étudiants passait son diplôme. Il y avait des rires mais aussi des larmes de fatigue, d’angoisse ou de joie.

Je ne sais pas qui instaura cette nouvelle règle mais tous les étudiants de cette promotion l’appliquèrent.

Chaque demi-journée le jury devait réunir les trois ou quatre étudiants dont ils venaient de voir le travail, les recevoir individuellement et leur donner le résultat des délibérations en motivant ce résultat. La règle était donc de ne rien dire en sortant de cette salle. Un des étudiants du groupe se tenait près de la porte avec un jouet revolver qu’il proposait au sortant. Mettre le canon du revolver sur sa tempe et tirer si l’on avait échoué, tirer deux coups en l’air pour l’obtention du diplôme, trois coups pour une mention et quatre pour les félicitations.

Comme s’ils le savaient tous, la première proposition n’allait concerner personne et ils s’amusèrent en exprimant leur bonheur soit après avoir tiré quatre coup le plus rapidement possible pour exploser de joie soit en tirant lentement un premier coup puis un autre et puis encore un autre et parfois encore un il y avait les heureux timides qui n’osaient aller jusqu’à quatre. Rares étaient les étudiants qui durent tirer seulement deux fois.

Ce couloir, était occulté durant plusieurs minutes, les personnes qui n’étaient pas concernés par ce qui se déroulait s’arrêtaient par obligation, demandaient quelle section ? avions-nous déjà des résultats, le jury était-il sévère ?
Loin de moi, de l’autre côté du couloir, la plus jeune de nos professeurs terriblement blonde cachait les scintillements liquides de ses yeux derrière des sourires excessivement généreux. Alors j’ai pensé que le temps avait cette faculté de dissoudre les excès, non pas pour les faire disparaître mais au contraire pour qu’ils apparaissent sans cesse dans une absence de temps. Les émotions ont la légèreté de l’air que l’on respire.

C’est dans ce vide vertigineux que j’évolue. Je ne fais que m’éloigner.

Vieillir (3)

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait de Serena

Les premières images qu’elle me montrait avaient été prises dans un parc du centre ville, des portraits d’un homme jeune rencontré dans ce jardin. Alors j’ai imaginé cette étudiante passant un long moment assise sur un banc avec son appareil photo autour du coup ou posé à côté d’elle, elle aurait observé, n’aurait fait que cela. Elle n’aurait rien attendu ni personne sinon celui qui allait se faire prendre. Elle l’aurait flatté, il se serait senti attirant et aurait accepté de se faire photographier par cette jeune italienne à la chevelure et aux sourires généreux.

Elle devait être à la fois séduite et rebutée, riait-elle au fond d’elle ? C’est ce que j’ai imaginé en voyant ses premières images. Avant même de lui poser la première question, je la regardais, elle souriait, elle voyait que je voyais. Lui ai-je seulement dit qu’elle était gonflée ? alors elle éclata de rire de ce rire profond et beau dans lequel on a envie de se fondre. Un rire entier qui nous laisse entrevoir l’aimable accent d’une voix légèrement rauque.

L’échange Erasmus lui avait fait connaître notre école et orientait son choix, à la rentrée scolaire suivante elle s’inscrivit en cinquième année dans notre établissement, préférant envisager un diplôme d’art et de design plutôt que d’architecte à Milano. Lorsque vint le moment où elle dû choisir un professeur pour la suivre dans sa recherche, elle n’exprimait aucune préférence, ne connaissant pas bien l’équipe pédagogique. Jean-Claude, le coordonnateur de sa section la conseilla, quelques collègues prirent connaissance de son projet mais chacun refusa l’un après l’autre. Il sollicita un artiste enseignant d’une autre école d’art qui refusa lui aussi. Comment faisait-elle peur?
Elle proposa de rencontrer les professeurs de la section communication, cita mon nom comme une possibilité puisqu’elle avait été inscrite dans mon cours un an auparavant et que la photographie ferait partie des techniques qu’elle utiliserait. Sans connaître les difficultés qu’elle rencontrait à trouver un tuteur, j’acceptais après l’avoir entendue me parler de son projet.

Je revoyais Serena dans son atelier au milieu des premiers éléments qui allaient orienter sa recherche, devant ses dessins, plans et notes, j’y voyais une organisation sensible d’éléments divers qu’elle avait rassemblé sur le mur devant sa table. Cet univers me faisait penser au livre de Gaston Bachelard La poétique de l’espace, livre que je lui prêtais les jours suivants. Elle le lu et relu et lorsque nous nous revîmes elle me regarda tout comme la première fois avec ce sourire radieux en me disant : « C’est ce livre-là qu’il me fallait, comment avez-vous deviné ? »

Inscrite en design espace, elle travaillait l’image, la performance pour nous parler d’architecture et de poésie tout en suivant une trame autobiographique. Elle envisageait de présenter son diplôme à l’extérieur de l’école dans une cave. Elle me fit visiter celle de la maison où elle avait un petit logement, dans un vieux quartier d’Orléans et celles de l’ancienne vinaigrerie Orléanaise, un espace immense abandonné depuis longtemps en attente d’une réhabilitation ou d’une démolition, situé à quelques pas de notre école. Nous restions longtemps à parler, à envisager la présentation de ses travaux dans chaque endroit. Plus le temps passait plus les caves de la vinaigrerie devenaient une évidence.

Quand arriva le moment où elle dû rédiger son mémoire, elle me dit ne pas vouloir écrire et me demanda quelle forme pouvait avoir ce mémoire en dehors d’une rédaction. Elle photocopia les pages du livre de Gaston Bachelard, découpa les passages les plus marquants, recomposa l’ensemble sur une immense feuille, relu, redécoupa et garda l’essentiel qu’elle composa une dernière fois sur une grande feuille qu’elle plia à l’image d’une carte routière. Elle décida d’enregistrer sur cassette audio six entretiens qu’elle provoquait avec des personnes qu’elle ne connaissait pas, un dialogue s’instaurait autour de son projet qu’elle définissait dans un premier temps, soulevant des questions dans un second.

Enfin elle fabriqua six petit carnets de croquis uniques et les trois objets formaient le mémoire de sa recherche dont chaque membre de jury allait recevoir des exemplaires spécifiques.

Elle fit les démarches auprès de la mairie et obtint la permission de prendre les clés des caves certains jours de la semaine. Elle allait ranger, nettoyer, s’imprégner du lieu de temps en temps. Souvent j’allais la voir, je traversais la salle des fêtes Gustave Eiffel vide, tout au fond de laquelle une porte donnait sur un espace clos à ciel ouvert. À peu près au centre se trouvait l’escalier des anciennes caves. Arrivé dans la première, je criais son prénom, j’entendais sa réponse lointaine. Elle était toujours seule dans le noir avec une bougie ou une lampe de poche, elle restait là à penser son installation, elle me communiquait toujours l’objet de ses pensées. Je la suivais souvent sans la contredire, elle était heureusement folle et je ne faisais que l’aider à l’être davantage, alors elle riait et tout devenait possible au milieu de ses propres exigences.

Les membres du jury avaient été accueillis avec une quinzaine de personnes en plus. Chaque visiteur avait l’obligation d’être accompagné car une seule bougie était distribuée pour deux. Devant chaque cave deux guides nous invitaient à entrer ou à sortir. Serena allait être absente jusqu’à la fin de la visite.

Arrivés dans la dernière cave nous fîmes demi-tour pensant que la visite était terminée. Serena tomba d’un trou de la parois supérieure d’un couloir, elle était vêtue d’une robe de soirée brillante. Le silence était religieux, elle nous prit chacun par le revers de notre veste, par un bras et nous demanda de nous presser. Rendez-vous dans l’ultime cave à proximité de la première, Serena se posa à côté d’une cage à oiseau à l’intérieur de laquelle une petite ampoule électrique projetait les ombres des barreaux sur la voûte de la cave.

Elle récita un poème qu’elle avait écrit pour l’occasion, un poème très court, une sorte de liste de tout ce qu’elle aimait et qui faisait son identité puis elle nous invita à remonter à la surface. Au pied de l’escalier elle nous donna à chacun un coup de flash dans les yeux. Ce flash avait été occulté par un carton dans lequel elle avait découpé le mot MÉMOIRE, un pochoir lumineux, persistance rétinienne, gravure virtuelle et éphémère.

Le silence dans lequel nous avions été plongé durant toute la prestation continuait à nous occuper. En haut la présidente du jury s’était assise sur une vieille pierre, la tête dans les mains. Lorsqu’elle se redressa nous pouvions voir qu’elle pleurait. Cette émotion-là prolongeait nos silences.

Revenus à l’école, dans la salle de réunion prévu pour les délibérations, la présidente prit la feuille de notation de Serena et la fit glisser au centre de la table en disant « Je suis incapable d’évaluer un tel travail ! Silence… avant de reprendre. J’hésite entre lui mettre 19,5 et 19,75 ! ». L’un des membres du jury prit la feuille et suggéra que l’on ne remplisse aucune case. Serena était un cas exceptionnel, il fallait qu’elle ait une feuille de notation exceptionnelle. Nous décidions de lui inscrire en diagonale : Bonne route avec les félicitations du jury, en italien.

Lorsque le jury donna les résultats en fin de journée, Serena sorti de la salle de réunion avec un sourire modeste, elle retrouva ses parents venus d’Italie pour cette occasion, elle embrassa sa mère, son frère, et son père. Puis elle me regarda, fit les yeux ronds, étonnée de me retrouver, elle me serra dans ses bras si fort que j’eus l’étrange et heureuse impression de me noyer dans sa chevelure. Cela me signifiait que cette histoire était finie. Sur la route du retour qui me séparait de mon domicile, j’ai regardé le paysage, la Loire si habituelle, tellement neuve ce soir-là derrière mon regard embué, ensoleillé tout au fond de moi pour avoir seulement atteint cet instant-là.

Vieillir 2

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait de Julie

Sa démarche lente était invisible derrière son regard vif, ses yeux noirs et bridés. De son dossier personnel je ne retiens qu’un seul dessin, la figuration d’un territoire imaginaire qu’elle situait en Mongolie. Il représentait le vide entre le pays de sa mère le Viet-Nam et celui de son père la France. Ni son prénom ni son nom n’évoquaient ses origines lointaines.

Admise en première année nous passâmes toute cette période à nous croiser dans les couloirs de l’école. Avons-nous parlé de la steppe, du vide ? Je la retrouvai un an plus tard dans mon propre cours de photographie où elle décida de travailler un vaste sujet : la Mémoire. Derrière ce mot elle rangeait toutes les définitions possibles correspondant à son histoire, à ses rêves, à ses épreuves, ses difficultés. Parfois nous évoquions la Mongolie, elle me disait avec une modestie excessive qu’elle aimerait y aller. Malgré tout elle s’exprimait avec assurance, elle dégageait une sorte de fragilité et son contraire. Auprès d’elle je me sentais comme enveloppé, lorsqu’elle n’était plus là j’avais envie de la protéger.

C’était un être libre, aucun prof ne réussit à la détourner de ses sujets personnels qu’elle explorait avec intelligence. On pouvait la voir comme obsédée par son vaste sujet duquel on avait souvent envie de l’en détourner.
En second cycle elle avait eu la possibilité de partir à l’étranger dans le cadre des échanges ERASMUS mais elle décida de rester, elle exerça sa liberté davantage encore au point de venir beaucoup moins souvent. On se demandait parfois si elle n’avait pas quitté l’école sans avoir prévenu ? Elle venait me voir très irrégulièrement, pour me parler d’un projet qu’elle avait toujours et qu’elle partageait maintenant avec trois amis, aller voir la Mongolie. Dans cette période-là je préparais moi aussi un voyage à Ulaanbaatar. Je devais y aller dans la saison d’été pour photographier la capitale mongole. Lorsque nous parlions de son projet, de celui de ses amis elle me donnait le minimum de détails et je ne pouvais que difficilement estimer sa véritable motivation. Tantôt je pensais qu’elle ferait ce voyage tantôt qu’elle ne le ferait pas.

Durant les mois de juillet août de cette année-là je parcourus les rues et avenues d’Ulaanbaatar en pensant parfois à Julie. À la fin de mon séjour, début septembre elle m’expédia un courriel dans lequel elle me disait qu’elle arrivait trois jours plus tard à Ulaanbaatar avec ses amis, elle n’oubliait pas de me donner le numéro de son vol, son heure d’arrivée.

En attendant l’avion un matin de septembre à l’aéroport Buyant-Uhaa, je faisais les cent pas sur le trottoir devant l’aérogare. Le ciel était bleu comme souvent ici, l’odeur de la Mongolie m’était habituelle. Je ne pouvais pas m’extraire des souvenirs de ma première arrivée ici ni même de celui de Julie candidate me parlant de son dessin, sa Mongolie imaginaire. Elle avait donné forme à une pensée qu’elle avait exprimé avec tant de doutes, de pudeurs pendant tant de mois? Allait-elle à la rencontre du vide au fond d’elle-même ? Je me souvenais de son regard sombre et lumineux à la fois lorsque je lui avait dit que j’étais allé en Mongolie, que j’avais parcouru mille deux cent kilomètres à cheval entre l’extrême Ouest et l’ancienne capitale Karakorum. Nous avions passé des années à nous croiser dans notre école à parler de mémoire et de photographie, de Mongolie, de liberté et de son absence d’assiduité. Plus le temps passait plus elle s’affirmait dans sa nonchalance, tout ce qu’elle entreprenait était réalisé avec réflexion, incertitudes et certitudes mélangés.

Lorsque je vis le Boeing Aéroflot arriver dans l’axe de la piste d’atterrissage je ne pus détacher mon regard de cet objet énorme et minuscule, j’imaginais les regards à travers les hublots, j’imaginais les fatigues du voyage, j’imaginais les émotions, mes propres souvenirs m’aidaient à le faire mais je m’accrochais à cet avion-là comme pour me détacher de mes souvenirs. Plus il s’approchait plus le bruit des réacteurs s’amplifiait, avait-il l’effet d’une gomme sur ma propre mémoire car plus ces moteurs m’assourdissaient plus je ressentais une sorte de frisson dans lequel je disparaissais ?

Après un long moment elle sortit de la salle des bagages et je la retrouvais comme à ce jour du concours d’entrée. Rien n’était exceptionnel, nous étions ici dans une sorte d’extrémité, au bord du vide qu’elle avait voulu être le sien, et je l’accueillais sans plus connaître la dimension du monde ni de mon bonheur.

Vieillir 1

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait d’Ourida

Grande et mince, elle aimait être souvent entourée de ses deux amis marocains ou d’origine marocaine. Avec eux elle chahutait, elle semblait forte, invincible, elle prolongeait son enfance, oubliait sa taille et sa silhouette. Brune les cheveux frisés jusqu’aux épaules et la peau très matte, elle trahissait ses origines maghrébines qu’elle ne plaçait jamais en avant. Toujours souriante nous avions le loisir d’interpréter ses sourires comme des expressions amplifiant ses provocations ou bien comme une éternelle bonne humeur. Souvent nous la jugions irrespectueuse, arrogante et agressive.

Un jour je la vis entrer dans sa salle de classe pour donner un devoir au professeur s’occupant des relations avec le monde professionnel, était-ce un rapport de stage qu’elle devait lui remettre ? À peine entra-t-elle dans la salle qu’elle interpella son professeur tout au fond en lui lançant quelques feuilles de papier agrafés qui atterrirent sur son bureau :

« – Monsieur, voilà votre devoir… » Dit-elle avec le sourire. La vie était un jeu, la frontière des âges merveilleusement fissurée, sa taille devait nous mettre à son niveau et non l’inverse.

La première fois que je la vis je lui avais demandé si elle était française, elle m’avait répondu oui avec étonnement. Avait-elle même ajouté qu’elle était née en Haute-Savoie ? Alors nous avions abordé ses origines son histoire et son identité. Quelques semaines plus tard je lui demandai à nouveau si elle se sentait française ou algérienne après qu’elle me parla de ses voyages en Algérie dans la ville ou le village dont étaient originaires ses parents. Elle me répondit avec une certaine réserve.

« – Je me sens française, je suis française, là bas on me jette des pierres ! »

Joyeuse, joueuse, exubérante, longtemps je pensais que son caractère pouvait se résumer dans l’addition d’adjectifs semblables à ceux-ci jusqu’au jour où j’assistais à sa propre chute.

Etions-nous au mois d’avril ? C’était le temps pour nous ses professeurs de nous déterminer sur la diplômabilité des étudiants inscrits en troisième année. Ourida était venue me voir quelques jours avant pour me dire qu’elle arrêtait ses études, qu’elle envisageait de rentrer chez ses parents. La raison de ce choix à quelques mois de l’échéance de son diplôme était due à sa séparation d’avec son petit ami ; gardien d’une grande propriété en Sologne, il portait une balafre sur une joue, signe de séduction pour elle.

Ourida m’avait choisi comme tuteur de son projet et je l’assistais lors de l’ultime réunion avec le coordonateur de sa section. Je ne me souviens plus des questions qui lui ont été posées, je me souviens juste de sa fragilité ce jour-là et des mots un peu trop durs de mon collègue. Avant même qu’Ourida réponde je prenais la parole pour dire que ce n’était pas le jour pour dire tout cela et encore moins sur ce ton. Mon collègue me regarda, agacé il me répondit que nous n’étions pas un service social! La pression maladroite que fut la mienne était vue comme un soutien inconditionnel.

Une fois ce moment passé je lui dis que maintenant elle n’avait plus le droit d’envisager d’arrêter.

Sa famille n’avait jamais pu l’aider financièrement, elle ne pouvait envisager de redoubler, prendre du temps supplémentaire sans remettre en cause la maigre bourse que lui donnait l’État.

Elle avait travaillé comme serveuse dans un fastfood durant une année ou deux. Le salaire qu’elle tira de ce travail extra-scolaire lui permis au moins d’acheter son premier ordinateur d’occasion. Elle vivait dans une chambre de bonne sous les toits d’une maison particulière. Un espace dans lequel elle tenait debout sur une petite largeur. Tout là-haut elle pouvait étudier sur son nouvel outil précieux. Des spaghetti, du riz et des patates, elle en mangeait avec le bonheur de pouvoir œuvrer devant cet écran, atelier à lui seul dans son espace exiguë.

Passer son diplôme cela voulait dire travailler chez elle durant tout un été sur un sujet qu’elle avait défini. La blessure amoureuse mettait fin à cette possibilité sans autre alternative. En effet elle avait donné le préavis de son départ à son propriétaire qui avait trouvé un autre locataire.

Pour aller au bout de mon soutiens, je lui avais proposé de venir s’installer chez moi durant les mois d’été.

Un ami l’accompagna avec bagages et ordinateur début juillet, décidée à faire tout ce qu’il fallait pour obtenir son diplôme. Son ex-amoureux eut la mauvaise idée de lui téléphoner à plusieurs reprises, elle sombrait à chaque fois, pleurait pendant deux ou trois jours et le troisième ou quatrième matin se réveillait très tôt, chantait, préparait le petit déjeuner. Lorsque je descendais elle me disait :

« – Je l’aurais ce diplôme, je l’aurais ! » tout en fermant le poing.

Très méthodique, je la voyais avancer avec beaucoup d’assurance dans son projet. Je n’avais rien à lui dire sinon lui donner quelques conseils pour la réalisation de ses tirages photographiques.

Mi-août elle s’en alla passer quelques jours de vacances chez ses parents en Haute-Savoie et je la retrouvais en septembre à l’école avec sa bonne humeur, ses sourires, son enthousiasme. Elle s’aperçut qu’elle était peut-être la plus avancée parmi ses camarades.

Quand vint le moment de présenter son travail devant le jury, elle voulut être la première le premier jour pour en être débarrassée. En sortant de la salle de délibération elle me chercha du regard, avec son sourire si caractéristique et durant le temps qu’elle mit à me trouver debout sur la pointe des pieds, ses amis attendaient le verdict qu’elle annonça lorsqu’elle me trouva du regard:
« – On l’a ! » cria-t-elle. Le coordonateur de sa section était à côté de moi, il me regarda en me disant :
« – Cela veut dire beaucoup de choses ! »

Ourida était excessive, ses deux amis marocains me tutoyaient depuis longtemps. Je lui avais alors proposé de faire comme eux. Elle me répondit que ça ne serait pas possible.

« – Vous comprenez je vais vous tutoyer, après je vais vous donner des claques dans le dos et ensuite je ne pourrais plus me retenir… ».

Le respect défini par Ourida était donc excessif autant que sa droiture et autant que tout ce qui faisait son être. Elle fait parti des gens qui m’aident à vieillir dans un bonheur surabondant parce que j’aurais pu ne jamais la rencontrer.

Paradoxe n°1

Ou l’esprit nomade ? | Mongolie 2010

Des champs de blé à perte de vue, des épis espacés et maigres à l’image de l’herbe dans une steppe proche du désert de Gobi. Les champs de plusieurs centaines d’hectares sont encadrés, clôturés pour éviter que les troupeaux de moutons, chèvres, chevaux, yacks ou chameaux ne s’y aventurent.

La ville est construite sur un modèle, les espaces intermédiaires, intervalles entre les bâtiments ont été aménagés pour être des morceaux de nature encadrés, protégés par des petites clôtures. Ce sont des espaces d’herbes, d’herbes fleuries ou de terre nue. Parfois il arrive qu’un arbre solitaire soit là, au milieu, un survivant des hivers rigoureux? ou bien cet autre que personne n’a planté au bord d’une plate-bande un peu plus loin. Les deux semblent autant égarés. Celui qui est au bord déborde de ses limites et le jardinier coupera la barrière plutôt que de couper ses branches, le couper lui-même ou le déplacer.

Sortis du centre ville ces espaces verts redeviennent des terrains vagues, les barrières qui les encadrent sont brisées, usées, absentes. Parfois ils tentent de redevenir des morceaux de natures aménagés lorsque les jardiniers s’en occupent. La terre est ratissée, tamisée, nivelée, le gazon est à nouveau semé, protégé par une mince couche de sable fin. Le piéton n’y verra pas une amélioration de son paysage. Son paysage ce sont ses propres parcours, ses chemins invisibles. Le travail du jardinier est une sorte d’intrusion sur le territoire du passant qui ne changera pas ses habitudes. Piétiner le travail de l’autre n’est pas plus irrespectueux qu’aménager des morceaux de nature sur de réels chemins invisibles.

Absence

Ou ivresse?

J’ai regardé, j’ai écouté et je n’étais pas là, j’étais surpris de ne pas être là et pourtant, Clémentine, Julie, Sophie, Clément et Céline ont su prendre mon attention. Les exigences subtiles des collègues entretenait mon éloignement.

Cet été je n’ai pas pensé à mes futurs étudiants contrairement à certains autres étés où je m’étais amusé à cet exercice de l’impossible : penser à eux jusqu’à vouloir voir leurs visages ! Détruire le temps qui me sépare de l’instant où j’allais les découvrir. Se souvenir à l’envers !

Aujourd’hui il y avait des yeux brillants, pincement au cœur. Les nouvelles et nouveaux étudiants que je ne connais pas encore ne remplaceront ni Clémentine, ni Julie ni personne et me revient en tête cette citation de Li Tai Po :
« Vous me demandez quel est le suprême bonheur ici bas ? C’est d’écouter la chanson d’une jeune fille qui s’éloigne après vous avoir demandé son chemin ».

Rentrer

Arrive la période où je peux commencer à penser la date du retour, le temps intervalle entre cette pensée et l’instant futur où l’on rentre chez soi n’existe pas. Nous sommes autre part sans y être, déjà rentrés sans y être, le voyage fini n’est pas encore achevé. Et à l’inverse de mon arrivée je regarde encore la ville, ses trottoirs défoncés, ses plates-bandes et jardins mal aménagés mais aussi tout le reste. Rien d’autre ne semble exister que ce paysage-là comme si ailleurs n’existe pas. Et pourtant je pense à ma maison, à ma ville je sais que ce paysage existe et je sais comment il est. Mon plaisir serait de ne pouvoir substituer une observation. Seul le ciel au dessus de ma ville, de ma maison et même d’ici est à envisager sans aucune rivalité.

Plate-bande n°1 | paysage à Ulaanbaatar juillet 2010

Partir

Premier sentiment précédant un voyage qui me marquait profondément, c’était il y a vingt ans:

Juillet 1990
Je me réveillais de bonne heure pour voir et photographier l’œuvre récente d’une femme sculpteur dans le parc du centre d’art Contemporain de Vassivière en Limousin. J’ai regardé le soleil se lever derrière les grands arbres autant que l’œuvre moderne. Le silence m’aida à vagabonder avec facilité dans des pensées d’irréalité. Si j’avais la possibilité d’être en suspension, immobile au dessus du globe en mouvement verrais-je éternellement le soleil levant? La terre tournerait en dessous de moi et une fois par jour la Mongolie défilerait sous mes pieds.
Dans cet instant précis j’avais seulement du mal à envisager qu’une semaine plus tard je serais là-bas. Alors je photographiais la sculpture avec l’envie de préparer mes bagages comme pour partir partout ailleurs sauf en Mongolie puisque je pensais à elle sans pouvoir la voir, sans même jamais avoir eu le désir d’y aller.
Je n’avais qu’une envie : être prêt.

Aujourd’hui j’ai retrouvé le parfum de la Mongolie dans son Ambassade, et j’ai même regretté d’y voir peu de monde, j’aurais aimé attendre juste pour être déjà là-bas.
Et puis l’autre attente:

Août 1990
Je regardai le mouvement dans l’aéroport de Moscou en attendant l’avion pour Oulan-Bator. Grandes et minces les hôtesses de l’air russes ressemblent à toutes les autres hôtesses de l’air. Elles marchaient sur le sol brillant en se souriant mutuellement ou bien en regardant droit devant elles, rien d’autre n’existait qu’elles-mêmes. Leurs talons claquaient et signaient leur passage.
Une hôtesse de l’air est un aspirateur de regards.

Dans une semaine nous devrions attendre une nouvelle fois à Moscou et aujourd’hui je me souviens seulement du plafond de l’aérogare, étourdissant.

Ciel

Pleines lunes
Prendre la place nécessaire à sa propre existence. N’avoir qu’une ambition obligatoire: mourir un jour, après avoir suffisamment grandi sans que personne ni prête attention. Malheureusement certains nous remarquent si peu qu’ils nous renvoient notre propre transparence; désagréable négation de notre modestie ou du besoin de n’être surtout pas un esprit corpulent. Celles et ceux qui nous reflètent cette absence sont des aspirateurs de regards, ils n’existent que par leur collection de regards absorbés, ils implosent. Ce sont des gourmands, des obèses filiformes, des trous noirs. D’autres nous donnent au contraire de l’épaisseur, juste ce qu’il faut, ils rayonnent, ils explosent et contribuent à notre bonheur d’exister, à nos insatisfactions devant l’existence et au bonheur d’être insatisfait.
Je pense à Sarah-Luna, une petite fille aux yeux si foncés, si sombres qu’on dirait deux lunes en négatif. Sous son regard sérieux plein de gravité et enveloppant, rien n’est abstrait. Tout ce qu’elle fixe de ses yeux existe avec plus d’intensité.
Je vieillis sans connaître encore le sens de ma propre vie, je ne fais que prendre ces multitudes d’instants qui me soutiennent si bien.

Zola

Rencontre dans la steppe Mongole en juillet 2003, pour l’anniversaire de Zola.


Nous étions entre Karakorum et Oulan-Bator, nous restait-il cent kilomètres à parcourir ? Ce jour-là de violentes pluies avaient inondé certains quartiers de la capitale. Nous l’ignorions encore lorsque nous fûmes obligés de quitter la route. À cet endroit précis, elle était légèrement surélevée au-dessus d’un creux naturel entre les deux pentes d’une vallée. Une ou deux heures avant notre passage, la pluie fut si forte que l’eau emporta un morceau d’asphalte, laissant un vide d’environ deux mètres de haut sur trois de large. Tous les véhicules tentaient de franchir le ruisseau provisoire en contrebas. Les uns cherchaient l’endroit apparemment idéal pour passer, les autres suivaient les traces les plus profondes. Les uns faisaient ronfler leur moteur avant de s’élancer, les autres passaient avec douceur. Aucune méthode ne fut meilleure qu’une autre et ceux qui restaient embourbés au milieu de l’eau se faisaient immédiatement aidés par les précédents qui venaient de réussir à passer. Quelques personnes avaient laissé leur véhicule plus loin pour assister au spectacle, mais aussi pour être utile ne serait-ce que guider d’un geste. Quelques-uns enlevaient leurs chaussures et chaussettes, relevaient le pantalon et allaient pieds nus dans la boue au plus près de personnes ayant besoin d’aide.
Une jeune femme — vêtue d’un pantalon rouge, coiffée d’un chapeau noir à larges bords relevés sur les côtés, chaussée de sandales à talons hauts sur des socquettes blanches — apparu de nulle part. Plantée là au milieu de la boue comme une lumière, elle souriait, s’appelait Zola, était enseignante dans un collège d’Oulan-Bator. Lorsqu’elle s’en alla, je la regardai marcher sans mal sur ce terrain bourbeux comme si la boue était un mirage, elle ne se salissait pas.
Élégance inconnue.
Elle monta à l’arrière d’une vieille Volga blanche et se fit conduire comme une reine… Plus réelle qu’une princesse de papier, elle me faisait oublier, le temps de la voir, l’écrivain auquel j’étais obligé d’associer ce nom.
Mais Zola pouvait être un prénom féminin et n’être que cela.

Un frère…

À Paris

En quittant la gare d’Austerlitz après avoir traversé la Seine, le métro de la ligne 5 amorce un virage sur la gauche, il passe à quelques mètres d’un bâtiment de briques rouges. En automne ou en hiver sous un ciel gris, cet endroit semble désaffecté sauf lorsqu’on aperçoit quelqu’un en blouse blanche derrière une fenêtre éclairée par une lumière froide. Jamais je n’ai pensé à ce qui pouvait se passer à l’intérieur, parce que rien dans cette image aiguisait ma curiosité. Le métro fuyait dans sa courbe en entrant sous terre et m’emmenait.
C’est un jour d’octobre 2005 qu’un ami me donna rendez-vous devant ce bâtiment, l’Institut Médico-Légal. Ce jour-là j’étais descendu à la station de métro Quai de la Rappée pour la première fois, j’avais marché lentement sur le trottoir qui menait à l’entrée de l’Institut. Je pensais que lorsque je verrai cet ami, je le prendrai dans mes bras, je pensais que je ne pourrais pas me retenir de pleurer. Il arriva d’un pas décidé et c’est lui qui me prit dans ses bras et je n’ai pas pleuré.
La ville que sa femme aimait tant l’avait prise et nous venions la voir une dernière fois.
Depuis ce jour lorsqu’il m’arrive de rendre visite à cet ami, parfois nous parlons du vide, nous parlons de rien ou encore de nos passions, l’histoire, l’image. Je le regarde dans sa fragilité, auprès de lui mon attention est aussi vive que mon abandon. Je l’observe avec pudeur comme pour tenter de prendre l’imprenable. J’aimerais observer la douleur tout comme je pourrais observer un paysage avant d’en faire une image et tenter de détruire la distance qui m’en sépare.

Observation, évocation

J’attends le train dans la nouvelle gare d’Orléans, je regarde ce nouveau paysage sans penser à rien dans un premier temps puis je pense à ce lieu que j’observe, je pense à son histoire, à l’ancienne gare que j’ai vue construire mais aussi et la première gare dont j’ai vu la démolition pendant que j’étais enfant.
Étudiant à l’école des Beaux-Arts, je faisais le chemin entre le centre ville et le domicile de mes parents, je longeais le paysage de la gare neuve, la prison, le cimetière.
Cela fait plus d’une semaine que nous avons des températures négatives et ce soir la température est clémente, il a plu et les derniers morceaux de neige ont fondu dans l’après midi. Ce soir je n’avais pas froid aux mains dans mes gants de laine. Je pensais au froid de l’autre époque, aux mains glacées qui tenaient le carton à dessin et aux premiers jours de printemps. Faveur du temps qui me faisait voyager. Peut-être était-ce même cette douceur-là qui évoquait tous les ailleurs possibles. Le pays de mon père en premier. Orléans n’était alors qu’une gare, d’où l’on ne pouvait que partir.
Ce soir dans le compartiment deux femmes sont entrées, la première était plus jeune que la seconde. Elle a passé un long moment à lire un article dans un magazine en se décrottant une narine. La seconde notait des choses sur son agenda en se rongeant les ongles.

Être aveugle

Ou le portrait de Doriane

C’est en écoutant Julie, étudiante à l’IAV, que j’ai pensé à ce texte rangé et oublié. Elle me parlait à la fois d’une angoisse : devenir aveugle et d’un projet : réaliser une ou plusieurs séries de photographies autour de cette crainte. Mon récit est à côté de ses préoccupations, je n’exprime que ma seconde expérience de cécité.

Combien de fois me suis-je imaginé aveugle? Sans jamais savoir le devenir!

Chaque soir j’éprouve une certaine difficulté heureuse à me coucher et lorsque je le fais, c’est souvent en pensant au réveil. Alors j’aimerais me lever avant même de m’être couché. Commencer la journée sans que la précédente ait été terminée.
Peut-être était-il une heure, je m’occupais de tâches ménagères inutiles. À cette heure-ci j’avais l’habitude du silence, celui des autres dans leur possibilité de le rompre. La sonnerie du téléphone me fit presque bondir. Je n’imaginais rien de précis sinon quelque chose de grave. Je décrochais le combiné au milieu de la deuxième sonnerie. Une voix féminine plutôt douce et rieuse me charmait immédiatement. Elle jouait avec moi. Devait-elle penser que je faisais mine de ne pas la reconnaître ? Elle me tutoyait, je la vouvoyais. Son prénom ne m’évoquait personne. Elle me demandait parfois d’arrêter ma comédie et je ne cessais de lui demander qui elle était, quel âge elle avait. Elle me répondait tantôt prostituée avec deux enfants, tantôt étudiante, trente ans et puis vingt. Elle voulait parler à un autre que moi et cet autre lui aurait donné mon numéro de téléphone, je pouvais être celui qu’elle voulait entendre et par timidité je ne lui avouais pas. Ils n’avaient jamais parlé au téléphone tous les deux. Pensait-elle à d’autres moments qu’il était mon ami, qu’il vivait avec moi? Elle attendait alors mon aveu qui l’aurait rassurée. Son sourire sonore me rendait aveugle. À tout ce que je disais elle me répondait:
«- je m’en fous… Pourquoi ne raccrochez-vous pas?… Au revoir mon cher…»
Je ne raccrochais jamais comme si le temps devait m’éclairer. Plus elle me parlait moins je la voyais. Derrière sa voix j’entendais des bruits de voitures et les petits déclics du téléphone me laissaient penser à son éloignement:
«-Alors vous êtes dans une cabine… à Marseille?
– Tu vois, tu t’es vendu, c’est toi.
– Non ce n’est pas moi, je vous assure!…
– Je voudrais lui parler, je suis déçue.
– Que puis-je faire ? Crier son prénom très fort à ma fenêtre?»
Elle riait et ne cessait de me dire sa déception. Je manquais totalement de vivacité d’esprit. Je ne comprenais pas son acharnement et sa méchanceté ni même ce qu’elle me donnait de joyeux.
J’appris ensuite qu’elle était à Marseille depuis quatre ans, qu’elle n’aimait pas cette ville. Elle trouvait le monde cruel et fou, ne comprenait pas pourquoi ce garçon lui avait donné un faux numéro. Elle ne cessait pourtant de me dire qu’il était mieux que moi. Je lui répondais qu’il ne lui avait pas donné son numéro de téléphone mais le mien.
«- J’en ai marre de me faire avoir tout le temps.
– Ça vous arrive souvent?
– Ça ne vous regarde pas!»
elle s’accrochait à mes silences en me disant que je n’étais pas bavard.
«- Tu es timide ? Comme lui?»
Je lui répondais oui. Nous avions parlé durant trois quarts d’heure. Elle utilisa la totalité du crédit d’une télécarte et me dit plusieurs fois au revoir.
«- Adieu, à jamais cher Philippe!
– Dormez bien chère Doriane.»
Et j’attendais d’entendre le bip du vide qui n’arrivait jamais. Elle riait à nouveau.
«- Il est fou ce mec. Vous n’avez pas envie de dormir?
– Je retarde toujours l’instant de me coucher. Je ne dois pas aimer ça.
– Un vampire! Chouette…
– Peut-être pas.
– Une chauve-souris alors?
– Non plus. Un oiseau, seulement un oiseau m’a-t-on déjà dit.
– Faites de beaux cauchemars!
– Je fais des cauchemars lorsque j’ai envie d’en faire.
– J’ai sommeil, je vais aller me coucher. Adieu Philippe.
– Au revoir Doriane.»

Aucun cauchemar, aucun rêve n’avaient hanté ma nuit. Le lendemain matin, je me réveillais la tête lourde malgré tout. Je pensais à cet appel presque toute la journée et classais tous les éléments pour déceler les vrais des faux. Lorsque je lui avais demandé quel était son signe astrologique chinois elle m’avait répondu spontanément rat. Elle pouvait avoir vingt ans ou trente deux. Je pensais qu’une prostituée ne s’amuserait pas à sourire au téléphone à un inconnu pendant trois quart d’heure. Finalement je la trouvais bien folle. Cette histoire me plaisait. Aurais-je aimé que ce soit elle qui me plaise?
Je ne suis pas un top-modèle, m’avait-elle répondu lorsque je lui dis que j’étais photographe.
Je racontais mon aventure à quelques amis de passage. Plus je racontais, plus mon récit fabriquait mes pensées au centre desquelles je continuais à être aveugle avec davantage de plaisir.
Le lendemain soir, je m’installai à ma table pour écrire. Espérais-je un nouvel appel? Le téléphone sonna vers vingt trois heures. Ce n’était qu’une amie avec qui je parlai peu de temps. À minuit passé l’envie d’entendre à nouveau la sonnerie m’obligea à regarder l’appareil. Il sonna instantanément. Elle ne riait plus, s’excusait même pour la veille. Je lui racontai ma journée et mon sentiment d’aveuglement. Elle me laissa parler et termina par me dire qu’elle avait retrouvé celui pour qui elle m’avait pris vingt quatre heures avant. Je lui dis qu’elle pouvait m’appeler une autre fois si elle voulait.

J’ai pensé que plus jamais je ne la reverrais.

Cet autre soir-là je m’étais couché avant minuit. Une fatigue accumulée me faisait oublier mes règles de vie. La sonnerie du téléphone avait brisé mon demi-sommeil. Pendant un court instant je crus l’entendre dans mon presque rêve puis je sursautais et décrochais avant la troisième sonnerie. Doriane s’excusa après m’avoir demandé si j’étais au lit. Un mois après son premier appel je ne pensais plus à elle. Cette nuit-là elle devenait familière. Je lui disais mon bonheur de l’entendre. Nous aurions pu être autour d’une table de bistrot comme de vieilles connaissances à nous raconter ce que nous étions devenus. Toujours et davantage aveugle au fur et à mesure qu’elle me parlait, qu’elle me souriait. Elle me raconta sa vie. Je ne lui posai aucune question. J’appris qu’elle était mi-italienne mi-française. Jamais elle me parla de son père, toujours de sa mère.
«- Que veux-tu savoir de plus?» me demandait-elle.
Elle me dit que ce jour-là dans un bus, un vieil homme était venu lui dire qu’elle ressemblait à une actrice de cinéma de son époque.
«- Comment m’imagines-tu?
– Un peu italienne, tu dois être brune, grande?
– Ni brune, ni blonde. J’ai les cheveux rouges et un rubis dans une narine. Je m’habille souvent en noir.
– Je suis toujours aveugle!»
Elle continua en me disant que d’autres personnes l’avaient comparée à Madona, la chanteuse américaine, puis à Gina Lolobrigida et enfin à Scarlett O’Hara.
«- Faites un mélange de toutes ces impressions.»
Je lui dis qu’il était injuste qu’elle soit seule à pouvoir m’appeler et lui demandai avec beaucoup de contorsions son adresse.
Je passai une partie du lendemain à lui écrire. J’avais une adresse avec un doute immense. Je me balançais entre plusieurs envies. Lui écrire pour engendrer un nouvel appel rapide mais j’imaginais aussi plusieurs stratégies pour aller la voir, la surprendre à Marseille. Et je m’amusais à me souvenir de ses mots.
«- Pourquoi m’appelez-vous à nouveau? Lui avais-je demandé. Vous m’avez si souvent dit que votre ami Patrick était tellement mieux que moi.
– D’abord il n’est pas mon ami et vous je devine que vous n’êtes pas quelqu’un d’ordinaire.»

Je n’étais qu’une voix peu ordinaire peut-être mais une voix seulement.
Ce jour-là plus je respirais plus je m’allégeais. J’avais rencontré quelques connaissances dans la rue ou le soir au théâtre. Tous m’avaient demandé si je ne revenais pas de vacances? Chaque petit événement heureux, joyeux, une fois respiré prenait des proportions hors du commun. Elle ne savait pas ce qu’elle me donnait.
Une fille existait quelque part, elle me le disait parfois et il m’était impossible de la penser avec mes habitudes. Rien n’était exceptionnel dans la fabrication du désir de la voir. Je ne lui ai jamais trouvé une silhouette ressemblante et lorsqu’il m’arrivait de penser à elle dans la rue, c’était en regardant tous les autres vides d’elle-même.
J’ai tant aimé penser à cet être inconnu, invisible, mais tellement audible.

© 2000 Felipe Martinez