À l’ombre de mes étudiants ou le portrait de Serena
Les premières images qu’elle me montrait avaient été prises dans un parc du centre ville, des portraits d’un homme jeune rencontré dans ce jardin. Alors j’ai imaginé cette étudiante passant un long moment assise sur un banc avec son appareil photo autour du coup ou posé à côté d’elle, elle aurait observé, n’aurait fait que cela. Elle n’aurait rien attendu ni personne sinon celui qui allait se faire prendre. Elle l’aurait flatté, il se serait senti attirant et aurait accepté de se faire photographier par cette jeune italienne à la chevelure et aux sourires généreux.
Elle devait être à la fois séduite et rebutée, riait-elle au fond d’elle ? C’est ce que j’ai imaginé en voyant ses premières images. Avant même de lui poser la première question, je la regardais, elle souriait, elle voyait que je voyais. Lui ai-je seulement dit qu’elle était gonflée ? alors elle éclata de rire de ce rire profond et beau dans lequel on a envie de se fondre. Un rire entier qui nous laisse entrevoir l’aimable accent d’une voix légèrement rauque.
L’échange Erasmus lui avait fait connaître notre école et orientait son choix, à la rentrée scolaire suivante elle s’inscrivit en cinquième année dans notre établissement, préférant envisager un diplôme d’art et de design plutôt que d’architecte à Milano. Lorsque vint le moment où elle dû choisir un professeur pour la suivre dans sa recherche, elle n’exprimait aucune préférence, ne connaissant pas bien l’équipe pédagogique. Jean-Claude, le coordonnateur de sa section la conseilla, quelques collègues prirent connaissance de son projet mais chacun refusa l’un après l’autre. Il sollicita un artiste enseignant d’une autre école d’art qui refusa lui aussi. Comment faisait-elle peur?
Elle proposa de rencontrer les professeurs de la section communication, cita mon nom comme une possibilité puisqu’elle avait été inscrite dans mon cours un an auparavant et que la photographie ferait partie des techniques qu’elle utiliserait. Sans connaître les difficultés qu’elle rencontrait à trouver un tuteur, j’acceptais après l’avoir entendue me parler de son projet.
Je revoyais Serena dans son atelier au milieu des premiers éléments qui allaient orienter sa recherche, devant ses dessins, plans et notes, j’y voyais une organisation sensible d’éléments divers qu’elle avait rassemblé sur le mur devant sa table. Cet univers me faisait penser au livre de Gaston Bachelard La poétique de l’espace, livre que je lui prêtais les jours suivants. Elle le lu et relu et lorsque nous nous revîmes elle me regarda tout comme la première fois avec ce sourire radieux en me disant : « C’est ce livre-là qu’il me fallait, comment avez-vous deviné ? »
Inscrite en design espace, elle travaillait l’image, la performance pour nous parler d’architecture et de poésie tout en suivant une trame autobiographique. Elle envisageait de présenter son diplôme à l’extérieur de l’école dans une cave. Elle me fit visiter celle de la maison où elle avait un petit logement, dans un vieux quartier d’Orléans et celles de l’ancienne vinaigrerie Orléanaise, un espace immense abandonné depuis longtemps en attente d’une réhabilitation ou d’une démolition, situé à quelques pas de notre école. Nous restions longtemps à parler, à envisager la présentation de ses travaux dans chaque endroit. Plus le temps passait plus les caves de la vinaigrerie devenaient une évidence.
Quand arriva le moment où elle dû rédiger son mémoire, elle me dit ne pas vouloir écrire et me demanda quelle forme pouvait avoir ce mémoire en dehors d’une rédaction. Elle photocopia les pages du livre de Gaston Bachelard, découpa les passages les plus marquants, recomposa l’ensemble sur une immense feuille, relu, redécoupa et garda l’essentiel qu’elle composa une dernière fois sur une grande feuille qu’elle plia à l’image d’une carte routière. Elle décida d’enregistrer sur cassette audio six entretiens qu’elle provoquait avec des personnes qu’elle ne connaissait pas, un dialogue s’instaurait autour de son projet qu’elle définissait dans un premier temps, soulevant des questions dans un second.
Enfin elle fabriqua six petit carnets de croquis uniques et les trois objets formaient le mémoire de sa recherche dont chaque membre de jury allait recevoir des exemplaires spécifiques.
Elle fit les démarches auprès de la mairie et obtint la permission de prendre les clés des caves certains jours de la semaine. Elle allait ranger, nettoyer, s’imprégner du lieu de temps en temps. Souvent j’allais la voir, je traversais la salle des fêtes Gustave Eiffel vide, tout au fond de laquelle une porte donnait sur un espace clos à ciel ouvert. À peu près au centre se trouvait l’escalier des anciennes caves. Arrivé dans la première, je criais son prénom, j’entendais sa réponse lointaine. Elle était toujours seule dans le noir avec une bougie ou une lampe de poche, elle restait là à penser son installation, elle me communiquait toujours l’objet de ses pensées. Je la suivais souvent sans la contredire, elle était heureusement folle et je ne faisais que l’aider à l’être davantage, alors elle riait et tout devenait possible au milieu de ses propres exigences.
Les membres du jury avaient été accueillis avec une quinzaine de personnes en plus. Chaque visiteur avait l’obligation d’être accompagné car une seule bougie était distribuée pour deux. Devant chaque cave deux guides nous invitaient à entrer ou à sortir. Serena allait être absente jusqu’à la fin de la visite.
Arrivés dans la dernière cave nous fîmes demi-tour pensant que la visite était terminée. Serena tomba d’un trou de la parois supérieure d’un couloir, elle était vêtue d’une robe de soirée brillante. Le silence était religieux, elle nous prit chacun par le revers de notre veste, par un bras et nous demanda de nous presser. Rendez-vous dans l’ultime cave à proximité de la première, Serena se posa à côté d’une cage à oiseau à l’intérieur de laquelle une petite ampoule électrique projetait les ombres des barreaux sur la voûte de la cave.
Elle récita un poème qu’elle avait écrit pour l’occasion, un poème très court, une sorte de liste de tout ce qu’elle aimait et qui faisait son identité puis elle nous invita à remonter à la surface. Au pied de l’escalier elle nous donna à chacun un coup de flash dans les yeux. Ce flash avait été occulté par un carton dans lequel elle avait découpé le mot MÉMOIRE, un pochoir lumineux, persistance rétinienne, gravure virtuelle et éphémère.
Le silence dans lequel nous avions été plongé durant toute la prestation continuait à nous occuper. En haut la présidente du jury s’était assise sur une vieille pierre, la tête dans les mains. Lorsqu’elle se redressa nous pouvions voir qu’elle pleurait. Cette émotion-là prolongeait nos silences.
Revenus à l’école, dans la salle de réunion prévu pour les délibérations, la présidente prit la feuille de notation de Serena et la fit glisser au centre de la table en disant « Je suis incapable d’évaluer un tel travail ! Silence… avant de reprendre. J’hésite entre lui mettre 19,5 et 19,75 ! ». L’un des membres du jury prit la feuille et suggéra que l’on ne remplisse aucune case. Serena était un cas exceptionnel, il fallait qu’elle ait une feuille de notation exceptionnelle. Nous décidions de lui inscrire en diagonale : Bonne route avec les félicitations du jury, en italien.
Lorsque le jury donna les résultats en fin de journée, Serena sorti de la salle de réunion avec un sourire modeste, elle retrouva ses parents venus d’Italie pour cette occasion, elle embrassa sa mère, son frère, et son père. Puis elle me regarda, fit les yeux ronds, étonnée de me retrouver, elle me serra dans ses bras si fort que j’eus l’étrange et heureuse impression de me noyer dans sa chevelure. Cela me signifiait que cette histoire était finie. Sur la route du retour qui me séparait de mon domicile, j’ai regardé le paysage, la Loire si habituelle, tellement neuve ce soir-là derrière mon regard embué, ensoleillé tout au fond de moi pour avoir seulement atteint cet instant-là.