Journal 6

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Ulaanbaatar, Mongolie, dans le cadre du projet « À la recherche de Guillaume de Rubrouck »

13 août 1990

Le paysage vu du ciel, la fatigue et l’impatience : enivrants ! Je cache mon émotion derrière mes lunettes de soleil. Je suis dans l’endroit du monde que je n’ai jamais imaginé. Nous avons atterri à 7 h du matin heure locale.

Repos dans une résidence diplomatique à une dizaine de kilomètres de la capitale au milieu d’un parc naturel. Nos chambres sont toutes équipées de réfrigérateur, télévision, fauteuils. Les murs et les sols des couloirs brillent comme dans un hôpital. Vers 10 h 30 on nous proposait un petit déjeuner, un verre de bière à la cerise, un œuf dur, mouton bouilli accompagné de riz nature, quelques tartines de pain beurré et confiture que j’ai avalé avec difficulté.

Nous nous partageons une chambre avec Roland, il tente de dormir, je n’y arrive pas, j’écris. Un garçon de l’hôtel nous apporte une bouteille thermos avec de l’eau chaude, il nous propose de changer de l’argent à un taux très avantageux pour lui.

Alain, ethnomusicologue, est le seul parmi nous à parler le mongol. En fin d’après midi il décida d’aller à Oulan-Bator, je lui ai demandé de l’accompagner.

Dans le taxi j’ai regardé le paysage sous la pluie à travers le pare-brise, lumière diffuse et douce sur la montagne verte, les vaches en liberté sur les bas cotés, les essuie-glaces aussi lents que la voiture, une Volga. Alain parlait au chauffeur avec beaucoup d’aisance. Je me sentais rassuré.

Il avait vécu ici pendant plus de deux ans.

Arrivés dans le centre nous marchions sur les trottoirs ou sur la chaussée en évitant les flaques d’eau jusqu’à l’immeuble qu’il recherchait, aucun nom de rue, aucune boite aux lettres. Il monta au premier étage, frappa à une porte, puis à une autre. Lorsque je l’entendis parler je sortis du hall de l’immeuble pour voir le mouvement dehors. Il pleuvait encore et je regardais les gens courir, des jeunes filles en sandales sautant au-dessus des nappes d’eau en riant, des militaires débraillés et les voitures jaunes et noires aux pneus lisses, les amortisseurs démanchés. Après cette visite il m’emmena dans un autre logement un peu plus loin. Il se souvenait des rues avec quelques doutes. Il me parlait peu, marchait vite, je le suivais en regardant la ville brillante sous la pluie avec le désir de rester là à parcourir chaque rue. Je me suis senti perdu sans croire que je pouvais être ici. Dans l’autre immeuble il frappa à une porte du rez-de-chaussée, il ne connaissait pas celui qui ouvrit, après quelques minutes de discussion nous étions invités à entrer, je restais dans le hall de l’appartement. Ils allèrent dans la cuisine prendre une clé dans un tiroir afin d’ouvrir la porte fermée avec un cadenas d’une pièce donnant dans l’entrée. Alain connaissait le lieu, il entra et chercha dans un placard sans rien trouver. Il sortit un petit carnet de sa poche, écrivit quelques lignes, déchira la page qu’il laissa sur la table.

En attendant un taxi il me dit que l’ami qu’il avait voulu revoir n’était pas là, il rentrerait à Ulaanbaatar quand nous serons sans doute sur la route, la semaine prochaine. Il y a longtemps, Alain avait laissé un instrument de musique qu’il aurait aimé récupérer pour en jouer demain pendant un colloque auquel il a été invité.

Journal 4

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Période où je me partageais entre Athènes, le Pont du Gard et le projet de voyage en Mongolie.

5 juillet 1990

Rencontre d’un chercheur au musée Guimet pour recevoir son enseignement afin de savoir dater un pétroglyphe. Nous devrions en croiser sur notre route si nous réussissons à partir.

Je n’ai pas encore trouvé ma véritable place dans cette équipée.

Quelqu’un me disait que le CNRS est pauvre, il ne connaît de la photographie que les petits appareils japonais 24×36. J’ai pensé aux photographes du siècle dernier qui accompagnaient les équipes scientifiques dans les pays lointains pour revenir avec des images authentiques des véritables ailleurs. Nous ont-ils prouvé que le vrai est en dehors de l’idée, loin de sa représentation, et qu’il était à vivre ?

Gare d’Austerlitz, Paris sous un ciel gris d’automne en juillet, le vent est froid.

Je regarde autour de moi comme d’habitude lorsqu’il m’arrive d’y attendre un train. La salle du buffet de la gare est pleine de voyageurs avec leurs valises à roulettes. Un vieux couple est venu à la table voisine. Lui me fait penser à quelqu’un, je l’aurais déjà vu, nous nous serions parlés. Il discute avec sa femme, son sourire est clair. Elle porte une perruque d’une couleur indéfinie entre le gris et le blond. Elle mange une part de tarte aux pommes.

Je pense aux différents moments où j’ai teinté cette gare et son buffet de la couleur d’un ciel d’où je venais. Une ville, un pays ou seulement un ailleurs méditérranéen. Je n’avais jamais envie d’être là.

Quand avais-je gardé en mémoire la grande avenue, chargée d’images publicitaires et presque laide entre le centre-ville et l’aéroport ? Et le souvenir d’un autre couple assis à une table à côté. Elle était habillée de bleu marine, et coiffée d’un chignon. Elle nous regardait de ce regard ressemblant à sa coiffure. Était-ce moi qui aimais provoquer en étant plongé dans les pupilles et les baisers que me donnait une amoureuse, par-dessus la table ? Les autres étaient un miroir tout comme aujourd’hui. Quel temps faisait-il ? Et la couleur du ciel ? Je revenais d’où ? J’avais souffert de ne pouvoir tout noter ce que je vivais, voyais, ressentais chaque jour.

Toutes ces notes, un jour je les aurais négligées peut-être. On me les a prises et je tente de ne pas les oublier. Écrire c’était jeter. Mes cahiers sont les poubelles de ma mémoire et je les garde en croyant préserver mes souvenirs comme un fou vivant au milieu de sacs remplis d’ordures.

Une vieille femme vient s’asseoir près de moi, elle a le front et le cou ridés, elle est maigre, les cheveux courts blancs et ondulés. Elle est vêtue d’un polo bleu marine, elle a posé un sac plastique par terre, un sac trop petit pour contenir un paquet cadeau bien enveloppé avec du beau papier et ficelé en doré frisé. De l’autre côté de l’allée centrale, j’ai cru apercevoir et reconnaître une hôtesse de la scène nationale de Blois. Le bruit me fatigue et j’aimerais m’épuiser sur ces feuilles, me perdre dans le récit de ce que je suis venu faire et voir ici à Paris. Raconter ma visite au professeur F. du musée Guimet, ce que je vois ici dans la gare ou encore ce que je pense. Je ne trouve plus les mots et m’évade ailleurs sans savoir le définir.

Je cherche comment retrouver Athènes. Les amis sont rassurants, la perte de ce cahier n’est pas grave, je m’accroche à cette disparition, je me cache derrière cette absence, j’éclipse mes craintes de n’avoir jamais su écrire.

Retrouver Athènes, ne regarder que le plan de la ville, arrêter de revoir les planches contacts.

Raconter le silence entre chaque murmure, le mouvement entre chaque photographie.

Boldbaatar

Portrait n°3

Il y a tout juste vingt ans que nos conversations vides de mots ont débuté. Nous avions embarqués l’un et l’autre dans la même aventure, traverser la Mongolie d’Ouest en Est sur les traces du moine franciscain Guillaume de Rubrouck. Nous faisions parti d’une équipée composée de vingt personnes. Notre but était de parcourir les mille deux cents kilomètres séparant Bulgan, à l’extrême Ouest, de Karakorum l’ancienne capitale, au centre. Vingt cavaliers plus ou moins expérimentés avec chacun une mission particulière. Nous ne connaissions rien des autres sinon qu’ils étaient géographe, médecin, géo-politicien, ethno-musicologue, spécialiste des chevaux, vidéaste, peintre…

Boldbaatar parlait sans mots et sans avoir besoin d’interprète. C’est lui qui m’apprit à me tenir sur mon cheval, à le faire avancer, à lui parler, à vivre avec lui seulement en me donnant ses regards et ses sourires généreux. Notre chemin fut long, entre trente et quatre vingt kilomètres par jour, semé de difficultés géographiques ou humaines.

Sans avoir échangé autre chose que ces discrètes expressions, nous nous sommes revus parfois en France ou en Mongolie. Les marques du temps sur nos visages s’effaçaient sous ses regards. Sans doute allons-nous passer nos vies à parler avec les autres sans jamais savoir si nous-mêmes aurions pu être de vrais amis. Lorsqu’il nous arrive de nous retrouver, parfois même par hasard malgré toutes les distances qui nous séparent, c’est toujours avec surprise, émotion, plaisir. Et lorsqu’arrive ce moment de fatigue devant l’impossible dialogue il me regarde en hochant la tête, en souriant, en me faisant un clin d’œil, en me prenant par l’épaule tout en me disant un des seuls mots qu’il ait retenu de ma langue : « Mon ami ».

Notre silence serait le vide dans lequel je ne cesse de tomber (ou d’évoluer) depuis ce premier voyage dans son pays il y a vingt ans.

Portrait n°1 | Karakorum 1990

Portrait n°2 | Ulaanbaatar 2010