Le drame du taureau

Hommage | 2

Était-ce en 1969 dans la préfiguration de la maison de la culture d’Orléans, que j’ai rencontré Lucien Clergue ? La première fois que je visitais une exposition de photographies ?

Dans cette période j’étudiais à l’école des Beaux-arts et je me rendais chaque soir à la maison de la culture après mes cours.


La maison de la culture était hébergée dans la maison de Jeanne D’Arc reconstituée ou reconstruite. Tout en haut, sous les toits était aménagé un théâtre de poche. Pendant l’exposition de photographies, avec l’autorisation de son directeur, Olivier Katian, je me rendais dans ce grenier, visionnais Le drame du taureau, un court métrage 16 mm noir et blanc que le photographe avait laissé. Je ne sais plus pourquoi cette obstination à voir et revoir ce film chaque soir ? L’animal, la mort, le noir, l’image ?


Quelques années auparavant mes parents nous avaient emmenés en vacances d’été à Castellon de la plana en Espagne. J’y avais vu ma première corrida dans les arènes de la ville. Lorsque le premier taureau était entré dans l’arène j’ai eu cette impression étrange que mon cœur battait de plus en plus vite, au rythme du sien ? Et lorsque le premier toréro planta son épée dans le corps de l’animal je m’écroulais et me réveillais quelques secondes après dans les bras de ma mère qui me faisait respirer un mouchoir imbibé d’eau de Cologne après m’avoir frotté les tempes. Elle me proposa de partir, je lui répondis que je voulais voir les cinq autres. Ce long moment n’était pas celui où je faisais mes premières images, mais l’appareil photo fut un merveilleux rempart, je photographiais ou je me cachais derrière cet œil en tremblant pour ne faire que des photographies floues.


Sur l’écran de ce petit théâtre je ne pouvais me préserver de l’image fascinante en noir et blanc du Drame du Taureau.

Longtemps après pendant les Rencontres Internationales de la Photographie, nous avions vécu notre plus grand pique nique au milieu d’une manade de trois cents taureaux. Lucien Clergue photographiait un taureau mort et cuit ! Nous étions entourés de Brassaï, Lartigue, Doisneau, Cartier Bresson, Le Querrec, Kertesz, Dieuzaide, Gibson, Gautrand et je dois en oublier beaucoup…

Un poète

Instants invisibles

Chevelu, barbu, portant d’immenses lunettes de vue aux verres teintés, la démarche lourde, légèrement voûté souvent vêtu d’une veste trop grande, un sac en bandoulière tombant sous la taille. Il était correspondant du journal Le Monde, un des nombreux journalistes parisiens présent durant la semaine des Rencontres Internationales de la Photographie, sans doute était-il le moins parisien de tous, ne jouant jamais du prestige du journal pour qui il travaillait.

Nous étions un petit groupe à nous retrouver chaque année pour nous mesurer, découvrir, rencontrer. Nous passions de longs moments avec lui sans savoir qui il était réellement. Correspondant d’un grand journal national nous suffisait. Puis un jour il nous raconta comment il gagnait sa vie en dehors des piges qu’il rédigeait pour la presse, comment même il écrivait avec facilité.
« – Il suffit que je m’enferme une semaine chez moi avec une caisse de vin rouge et j’écris un livre ! Un roman de gare, un livre que je signe d’un pseudonyme. » Nous lui avions demandé qu’il nous donne ses pseudonymes, il n’avait pas voulu.

Un soir il me demanda quel âge je lui donnais. Je répondis vingt-cinq, trente ? À vrai dire il faisait partie des gens à qui on ne donnait pas d’âge. Son visage était tellement caché derrière ses poils et ses lunettes qu’on ne pouvait déceler la moindre ride. Seule sa préférence à être plus souvent avec nous plutôt qu’avec les officiels me laissait croire que nous étions proches. Il me répondit assez brutalement : « – Tu te moques de moi, j’ai quarante-cinq ans ! ». Il était donc d’une autre génération et je devais le ranger parmi les aînés, mais il aimait rire avec nous, ou bien à rester grave dans un isolement respectable, dans son absence d’ambition dans une innocence préservée ou recherchée ? Je le regardais alors comme un vieil enfant sombre.

Un autre soir sur la place du Forum il était venu me voir pour me demander un service que seul je pouvais lui rendre me dit-il. Il avait un rendez-vous avec une jeune femme et il avait envie de soigner son image.
« – Peux-tu me tailler la barbe et surtout la moustache ? Mais tu ne déconnes pas ! ».
J’acceptais et il allait demander à quelques amies filles attablées aux terrasses des cafés de la place si l’une d’entre elles n’avait pas une paire de ciseaux dans son sac. Quelqu’un lui tendit des ciseaux à ongles et nous sommes allés nous installer sous un réverbère. La tête levée vers le ciel je lui taillais la moustache de manière à dégager sa bouche. Sa confiance était grande et pour être à la hauteur je m’appliquais au mieux, peu importe ma tâche. Pendant que je lui coupais ses poils il me parlait de sa conquête, la faible lumière du réverbère définissait le territoire de ma fonction éphémère. La rue et la nuit existaient à côté. Je fis mine de rater un coup de ciseaux et m’exclamais :
« – Oh merde » il me répétait toujours :
« – Déconne pas Felipe ! »
Des mots, les mêmes mots pour maintenir nos sourires dans notre espace.

Longtemps après, chez une amie j’ai trouvé dans sa bibliothèque une anthologie de la poésie contemporaine, en feuilletant le livre j’ai découvert quelques poèmes d’André Laude, j’ai lu le résumé de sa biographie et j’ai été pris d’une vive émotion, car je ne pouvais faire le lien avec ce personnage qui m’avait demandé de lui tailler les moustaches un soir à Arles. La guerre d’Algérie était passée par lui et avait tout bouleversé de son être jusqu’à détruire ce regard premier qu’il portait sur le monde.

Nous nous retrouvions chaque année à Arles durant les premières éditions des Rencontres de la photographie dans les années soixante-dix, quatre-vingts.

Je ne sais plus à partir de quand il n’est plus venu, à partir de quand nous avons cessé de nous voir, ni même pourquoi il avait eu tant de pudeur. Lors d’un séjour à Paris plusieurs années après encore, l’autobus dans lequel je circulais traversait la Seine sur le Pont d’Austerlitz, sur le trottoir j’ai vu un homme titubant, sa besace sur l’épaule et sa démarche voûtée me faisaient penser à lui. Lorsque le bus le dépassa je le regardais de face et m’aperçu que c’était vraiment lui, plus sauvage encore. Je ne voyais pas cette apparence de vagabond ivre mais celui qui est inscrit dans l’histoire de la poésie contemporaine, j’ai eu le même frisson que lorsque j’avais découvert ses poèmes chez cette amie. Je ne suis pas descendu à l’arrêt suivant pour tenter de le retrouver, l’aurais-je aidé à mieux mourir ? Cette image m’avait pétrifié. Je ne me souviens plus très bien de ce jour-là sinon de cette silhouette titubante, du bus qui m’emmenait ailleurs alors que ma pensée se figeait comme une photographie quelques jours, quelques semaines avant sa mort, ai-je appris encore longtemps après.