Turón en hiver

Pour celle dont les saisons colorent les cheveux. | N°3

Longtemps je n’ai fait qu’imaginer les hivers à Turón, je les imaginais avec intensité pour me rapprocher d’une réalité banale que je voulais inaccessible. Mon plaisir était là ! Plus mes efforts étaient grands moins je m’en rapprochais !

J’aimais entendre les vieux du village me raconter les histoires de la période des Nasrides jusqu’à la guerre civile. Certains alimentaient mes rêves avec des contes et celui que je préférais était l’histoire d’une princesse arabe qui voulait voir ou revoir la neige, son prince, son amoureux planta des amandiers sur toute la montagne. En janvier ou février les arbres couverts de fleurs blanches imitaient la neige pour le plaisir de cette princesse.

Tomás m’avait dit qu’il faisait souvent très froid après l’équinoxe d’hiver, cela durait même parfois plus d’une semaine ! Je ne me rappelle plus si nous avions parlé de température ? Je me souviens lui avoir fait remarquer qu’il n’y avait pas de chauffages dans la plupart des maisons où j’étais entré, pas même dans son bar. Il me dit alors qu’il installe un poêle à bois durant l’hiver. Il me dit aussi que les femmes de la ville voisine ne possèdent pas de manteau d’hiver, et lorsqu’elles sortent faire leurs courses durant la période la plus froide, elles enfilent un peignoir en guise de paletot. J’imaginais les rues de Berja pleines de femmes en robe de chambre.

La première fois j’arrivais le 3 janvier par un vol Paris Malaga. Je pris un bus de la compagnie Alsina Graels à destination d’Almeria, il longea la côte jusqu’à Adra où je changeais pour un autre bus en direction des villages de montagne. Arrivé à Turón j’allais tout de suite rendre visite à Tomás dans son bar, nous devions parler de l’hiver. Je venais de faire environ cent cinquante kilomètres en longeant la côte un début d’après midi de janvier, la chaleur si particulière à l’hiver d’ici contribuait à ma somnolence, j’avais regardé la Méditerranée d’un bleu foncé autant qu’étincelante, éblouissante sur ma droite. La plupart des passagers étaient maghrébins, ils se rendaient à leur lieu de travail, là où l’on cultive les tomates et les poivrons toute l’année pour les supermarchés du nord de l’Europe. Le paysage ensoleillé m’avait donc bercé jusqu’à me donner l’impression d’être arrivé au mois de mai plutôt qu’en Andalousie.

Tomás était assis sur un petit tabouret face à un poêle qu’il avait installé devant la fenêtre. Il avait fait sortir le tuyau d’évacuation de la fumée par la fenêtre ouverte. Dès qu’il me vit, il me dit : « Tu vois qu’il fait froid ! » en tendant les bras droits devant lui, paumes ouvertes face au poêle pour les réchauffer, je lui répondais que j’aimais bien les hivers comme ça ! Ensuite il haussa les épaules en se frottant les bras tout en égrenant les noms de quelques capitales du Nord de l’Europe pour finir par éclater de rire.

Tomás

Sa générosité, sa poésie…

C’était à l’époque où j’avais pris l’habitude d’aller tout au bord de l’Europe loin dans le sud, pour vivre l’inconfort de l’ailleurs à Turón petit village des Alpujaras où les habitants vivaient avec de l’eau au robinet seulement deux ou trois heures par semaines si ce n’était pas toutes les deux ou trois semaines. Là-bas il y avait encore quelques « petits paradis », héritages lointains. Pour trouver l’un d’eux il suffisait de contourner la montagne, atteindre le flanc nord en suivant les traces de pas des mules sur le petit chemin poussiéreux jusqu’à tomber sur une maison isolée entourée de verdure et du bruit de l’eau d’une fontaine alimentant un grand bassin, réserve d’eau avec son système d’irrigation du jardin en escalier.

Tomás le propriétaire du seul bar du village avait la garde de ce jardin qu’il entretenait. Il y plantait des fèves, des oignons, des tomates, assuré que tout pousserait. Ses petits carrés de potager étaient protégés par des citronniers de différentes variétés, les plus étonnants étaient les citrons doux presque aussi sucrés que des oranges. Souvent nous pouvions le voir partir du village avec ses deux mules dont une servirait à ramener ses légumes.

Un jour je me trouvais sur son chemin dans une rue du village, au volant de ma voiture toutes fenêtres ouvertes, nous nous arrêtâmes l’un et l’autre pour nous saluer puis il se retourna et puisa à bras le corps dans les paniers de sa seconde mule un énorme bouquet de fèves qu’il venait de récolter puis il me les lança à travers les fenêtres de la voiture et recommença en riant à pleine dents en levant les bras au ciel en me disant : ¡ qué alegria !

Un autre silence

Nous étions partis le matin du jour de la rentrée scolaire de septembre, notre projet de voyage avait été imprécis : aller voir l’Andalousie et nous promener au hasard entre Cadiz, Sevilla, Cordoba, Granada ou Almeria. Arrivés là-bas nous avions passés un mois à errer d’une pension à l’autre, recherchant toujours les plus petites pour tenter de vivre au plus près des gens.
 Pour nous l’été était revenu alors qu’il n’était pas encore terminé dans cette extrémité de l’Europe !

À l’intérieur des maisons proche d’Almeria, j’avais remarqué l’absence de radiateurs ou de tout système de chauffage, certaines habitations n’avaient pas de vitres à leurs fenêtres, juste une moustiquaire et des volets en bois dans lesquels un autre petit volet permettait une légère ouverture. J’ignorais encore que cette pointe Est de l’Andalousie était l’endroit le plus chaud d’Europe.

Une de mes amies souhaitait retrouver un français qu’elle avait croisé juste avant notre départ dans les couloirs des bureaux du journal pour qui elle travaillait à Paris. Il s’était expatrié là-bas dans la province de Granada après avoir vécu dix ou quinze ans au Canada.

Situé dans les Alpujaras, Turón avait une forme de demi-lune sur le flanc sud de la montagne et se trouvait à la frontière de la province d’Almeria. De quelques endroits dans le village nous pouvions voir le Mulhacen enneigé même en cette fin d’été.

Ma première impression avait été de penser que ce village était abandonné, sinistré, déserté. Les rues recouvertes de terre, de boue n’avaient plus personne pour les entretenir ? Les maisons aux crépis usés ocre ou gris donnaient l’apparence de peaux écorchées, les toitures en plaques ondulées renforçaient l’idée d’aménagement urgent. Temps suspendu, ce village était-il en train de disparaître ou de renaître ? Dans le silence de notre découverte, nous entendions une musique lointaine provenant de l’intérieur de la plus grande maison du village, derrière la mairie. Nous supposions la maison du français. 
Nous avions frappé longtemps avec le heurtoir à la porte avant qu’il nous ouvre.

Un terrible orage s’était abattu quelques jours auparavant, les rues avaient été transformées en torrent de boue, nous dit-il.

Les jours suivants nous les passions dans le bar de Tomas à faire des parties de billards avec les jeunes du village en buvant du tinto de verano et en mangeant les tapas sur la terrasse dominant le village face aux deux églises et au dessus d’un gigantesque figuier de barbarie. L’une des deux églises, blanche est située sur la hauteur et orientée à l’Ouest l’autre en briques ocre en contrebas orientée à l’Est.

Les mois passèrent sans que je puisse oublier ce village, ce moment. Par la suite j’y retournais souvent jusqu’à apprendre la route par cœur entre Blois et les Alpujarras.
 Alors que je séjournais pour la xième fois à Turón j’avais été invité à une soirée chez des gens que je ne connaissais pas bien, ils fêtaient la fin des travaux dans leur maison qu’ils avaient restaurée selon la tradition. J’avais passé la soirée et une bonne partie de la nuit près de deux guitaristes, assis face à face, à côté de qui deux chanteurs improvisaient. Je découvrais ces chants, je les écoutais avec fascination. Ils chantaient la banalité quotidienne de leur village, les amours permis ou interdits ? Le ton était grave, l’un commençait et le second prenait le relai quelques minutes après en accentuant toujours un peu plus le côté dramatique et ainsi de suite jusqu’à la conclusion d’une tonalité plus gaie, le chanteur tournait alors en dérision tout ce qui venait d’être dit. 
Ce que j’avais entendu était une joute verbale improvisée, une variante des Muwashshah arabo-andalou ? 
Je me souvenais de cette soirée tout en pensant que l’Espagne était mon second territoire, le secret, l’impossible. Le pays dans lequel je n’étais pas né, le pays de mon père. Blois était à neuf cents kilomètres de sa ville natale, Turón aussi ! devrais-je ne jamais parvenir à m’approcher plus près de sa ville natale ? Longtemps elle avait été la ville la plus lointaine du globe puisque mon père me disait qu’il lui était impossible d’y retourner, lorsque j’étais enfant et que la guerre d’Espagne ne voulait encore rien dire. 
Ces Soleas me confortaient sur la manière grave teintée de dérision que j’avais d’utiliser la photographie. Ces chants parlaient des êtres, des acteurs, moi je passais mon temps à photographier le décor !

Je me mettais à rêver l’exil de ma mère en Espagne plutôt que celui de mon père en France en pensant qu’ils avaient été faits l’un pour l’autre et que peu importe les territoires ils devaient se rencontrer et avoir les enfants qu’ils ont eu, seulement pour me persuader que j’aurai pu être chanteur là-bas en Andalousie !