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À l’ombre de mes étudiants ou le portrait de Julie

Sa démarche lente était invisible derrière son regard vif, ses yeux noirs et bridés. De son dossier personnel je ne retiens qu’un seul dessin, la figuration d’un territoire imaginaire qu’elle situait en Mongolie. Il représentait le vide entre le pays de sa mère le Viet-Nam et celui de son père la France. Ni son prénom ni son nom n’évoquaient ses origines lointaines.

Admise en première année nous passâmes toute cette période à nous croiser dans les couloirs de l’école. Avons-nous parlé de la steppe, du vide ? Je la retrouvai un an plus tard dans mon propre cours de photographie où elle décida de travailler un vaste sujet : la Mémoire. Derrière ce mot elle rangeait toutes les définitions possibles correspondant à son histoire, à ses rêves, à ses épreuves, ses difficultés. Parfois nous évoquions la Mongolie, elle me disait avec une modestie excessive qu’elle aimerait y aller. Malgré tout elle s’exprimait avec assurance, elle dégageait une sorte de fragilité et son contraire. Auprès d’elle je me sentais comme enveloppé, lorsqu’elle n’était plus là j’avais envie de la protéger.

C’était un être libre, aucun prof ne réussit à la détourner de ses sujets personnels qu’elle explorait avec intelligence. On pouvait la voir comme obsédée par son vaste sujet duquel on avait souvent envie de l’en détourner.
En second cycle elle avait eu la possibilité de partir à l’étranger dans le cadre des échanges ERASMUS mais elle décida de rester, elle exerça sa liberté davantage encore au point de venir beaucoup moins souvent. On se demandait parfois si elle n’avait pas quitté l’école sans avoir prévenu ? Elle venait me voir très irrégulièrement, pour me parler d’un projet qu’elle avait toujours et qu’elle partageait maintenant avec trois amis, aller voir la Mongolie. Dans cette période-là je préparais moi aussi un voyage à Ulaanbaatar. Je devais y aller dans la saison d’été pour photographier la capitale mongole. Lorsque nous parlions de son projet, de celui de ses amis elle me donnait le minimum de détails et je ne pouvais que difficilement estimer sa véritable motivation. Tantôt je pensais qu’elle ferait ce voyage tantôt qu’elle ne le ferait pas.

Durant les mois de juillet août de cette année-là je parcourus les rues et avenues d’Ulaanbaatar en pensant parfois à Julie. À la fin de mon séjour, début septembre elle m’expédia un courriel dans lequel elle me disait qu’elle arrivait trois jours plus tard à Ulaanbaatar avec ses amis, elle n’oubliait pas de me donner le numéro de son vol, son heure d’arrivée.

En attendant l’avion un matin de septembre à l’aéroport Buyant-Uhaa, je faisais les cent pas sur le trottoir devant l’aérogare. Le ciel était bleu comme souvent ici, l’odeur de la Mongolie m’était habituelle. Je ne pouvais pas m’extraire des souvenirs de ma première arrivée ici ni même de celui de Julie candidate me parlant de son dessin, sa Mongolie imaginaire. Elle avait donné forme à une pensée qu’elle avait exprimé avec tant de doutes, de pudeurs pendant tant de mois? Allait-elle à la rencontre du vide au fond d’elle-même ? Je me souvenais de son regard sombre et lumineux à la fois lorsque je lui avait dit que j’étais allé en Mongolie, que j’avais parcouru mille deux cent kilomètres à cheval entre l’extrême Ouest et l’ancienne capitale Karakorum. Nous avions passé des années à nous croiser dans notre école à parler de mémoire et de photographie, de Mongolie, de liberté et de son absence d’assiduité. Plus le temps passait plus elle s’affirmait dans sa nonchalance, tout ce qu’elle entreprenait était réalisé avec réflexion, incertitudes et certitudes mélangés.

Lorsque je vis le Boeing Aéroflot arriver dans l’axe de la piste d’atterrissage je ne pus détacher mon regard de cet objet énorme et minuscule, j’imaginais les regards à travers les hublots, j’imaginais les fatigues du voyage, j’imaginais les émotions, mes propres souvenirs m’aidaient à le faire mais je m’accrochais à cet avion-là comme pour me détacher de mes souvenirs. Plus il s’approchait plus le bruit des réacteurs s’amplifiait, avait-il l’effet d’une gomme sur ma propre mémoire car plus ces moteurs m’assourdissaient plus je ressentais une sorte de frisson dans lequel je disparaissais ?

Après un long moment elle sortit de la salle des bagages et je la retrouvais comme à ce jour du concours d’entrée. Rien n’était exceptionnel, nous étions ici dans une sorte d’extrémité, au bord du vide qu’elle avait voulu être le sien, et je l’accueillais sans plus connaître la dimension du monde ni de mon bonheur.

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À l’ombre de mes étudiants ou le portrait d’Ourida

Grande et mince, elle aimait être souvent entourée de ses deux amis marocains ou d’origine marocaine. Avec eux elle chahutait, elle semblait forte, invincible, elle prolongeait son enfance, oubliait sa taille et sa silhouette. Brune les cheveux frisés jusqu’aux épaules et la peau très matte, elle trahissait ses origines maghrébines qu’elle ne plaçait jamais en avant. Toujours souriante nous avions le loisir d’interpréter ses sourires comme des expressions amplifiant ses provocations ou bien comme une éternelle bonne humeur. Souvent nous la jugions irrespectueuse, arrogante et agressive.

Un jour je la vis entrer dans sa salle de classe pour donner un devoir au professeur s’occupant des relations avec le monde professionnel, était-ce un rapport de stage qu’elle devait lui remettre ? À peine entra-t-elle dans la salle qu’elle interpella son professeur tout au fond en lui lançant quelques feuilles de papier agrafés qui atterrirent sur son bureau :

« – Monsieur, voilà votre devoir… » Dit-elle avec le sourire. La vie était un jeu, la frontière des âges merveilleusement fissurée, sa taille devait nous mettre à son niveau et non l’inverse.

La première fois que je la vis je lui avais demandé si elle était française, elle m’avait répondu oui avec étonnement. Avait-elle même ajouté qu’elle était née en Haute-Savoie ? Alors nous avions abordé ses origines son histoire et son identité. Quelques semaines plus tard je lui demandai à nouveau si elle se sentait française ou algérienne après qu’elle me parla de ses voyages en Algérie dans la ville ou le village dont étaient originaires ses parents. Elle me répondit avec une certaine réserve.

« – Je me sens française, je suis française, là bas on me jette des pierres ! »

Joyeuse, joueuse, exubérante, longtemps je pensais que son caractère pouvait se résumer dans l’addition d’adjectifs semblables à ceux-ci jusqu’au jour où j’assistais à sa propre chute.

Etions-nous au mois d’avril ? C’était le temps pour nous ses professeurs de nous déterminer sur la diplômabilité des étudiants inscrits en troisième année. Ourida était venue me voir quelques jours avant pour me dire qu’elle arrêtait ses études, qu’elle envisageait de rentrer chez ses parents. La raison de ce choix à quelques mois de l’échéance de son diplôme était due à sa séparation d’avec son petit ami ; gardien d’une grande propriété en Sologne, il portait une balafre sur une joue, signe de séduction pour elle.

Ourida m’avait choisi comme tuteur de son projet et je l’assistais lors de l’ultime réunion avec le coordonateur de sa section. Je ne me souviens plus des questions qui lui ont été posées, je me souviens juste de sa fragilité ce jour-là et des mots un peu trop durs de mon collègue. Avant même qu’Ourida réponde je prenais la parole pour dire que ce n’était pas le jour pour dire tout cela et encore moins sur ce ton. Mon collègue me regarda, agacé il me répondit que nous n’étions pas un service social! La pression maladroite que fut la mienne était vue comme un soutien inconditionnel.

Une fois ce moment passé je lui dis que maintenant elle n’avait plus le droit d’envisager d’arrêter.

Sa famille n’avait jamais pu l’aider financièrement, elle ne pouvait envisager de redoubler, prendre du temps supplémentaire sans remettre en cause la maigre bourse que lui donnait l’État.

Elle avait travaillé comme serveuse dans un fastfood durant une année ou deux. Le salaire qu’elle tira de ce travail extra-scolaire lui permis au moins d’acheter son premier ordinateur d’occasion. Elle vivait dans une chambre de bonne sous les toits d’une maison particulière. Un espace dans lequel elle tenait debout sur une petite largeur. Tout là-haut elle pouvait étudier sur son nouvel outil précieux. Des spaghetti, du riz et des patates, elle en mangeait avec le bonheur de pouvoir œuvrer devant cet écran, atelier à lui seul dans son espace exiguë.

Passer son diplôme cela voulait dire travailler chez elle durant tout un été sur un sujet qu’elle avait défini. La blessure amoureuse mettait fin à cette possibilité sans autre alternative. En effet elle avait donné le préavis de son départ à son propriétaire qui avait trouvé un autre locataire.

Pour aller au bout de mon soutiens, je lui avais proposé de venir s’installer chez moi durant les mois d’été.

Un ami l’accompagna avec bagages et ordinateur début juillet, décidée à faire tout ce qu’il fallait pour obtenir son diplôme. Son ex-amoureux eut la mauvaise idée de lui téléphoner à plusieurs reprises, elle sombrait à chaque fois, pleurait pendant deux ou trois jours et le troisième ou quatrième matin se réveillait très tôt, chantait, préparait le petit déjeuner. Lorsque je descendais elle me disait :

« – Je l’aurais ce diplôme, je l’aurais ! » tout en fermant le poing.

Très méthodique, je la voyais avancer avec beaucoup d’assurance dans son projet. Je n’avais rien à lui dire sinon lui donner quelques conseils pour la réalisation de ses tirages photographiques.

Mi-août elle s’en alla passer quelques jours de vacances chez ses parents en Haute-Savoie et je la retrouvais en septembre à l’école avec sa bonne humeur, ses sourires, son enthousiasme. Elle s’aperçut qu’elle était peut-être la plus avancée parmi ses camarades.

Quand vint le moment de présenter son travail devant le jury, elle voulut être la première le premier jour pour en être débarrassée. En sortant de la salle de délibération elle me chercha du regard, avec son sourire si caractéristique et durant le temps qu’elle mit à me trouver debout sur la pointe des pieds, ses amis attendaient le verdict qu’elle annonça lorsqu’elle me trouva du regard:
« – On l’a ! » cria-t-elle. Le coordonateur de sa section était à côté de moi, il me regarda en me disant :
« – Cela veut dire beaucoup de choses ! »

Ourida était excessive, ses deux amis marocains me tutoyaient depuis longtemps. Je lui avais alors proposé de faire comme eux. Elle me répondit que ça ne serait pas possible.

« – Vous comprenez je vais vous tutoyer, après je vais vous donner des claques dans le dos et ensuite je ne pourrais plus me retenir… ».

Le respect défini par Ourida était donc excessif autant que sa droiture et autant que tout ce qui faisait son être. Elle fait parti des gens qui m’aident à vieillir dans un bonheur surabondant parce que j’aurais pu ne jamais la rencontrer.