Vieillir (3)

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait de Serena

Les premières images qu’elle me montrait avaient été prises dans un parc du centre ville, des portraits d’un homme jeune rencontré dans ce jardin. Alors j’ai imaginé cette étudiante passant un long moment assise sur un banc avec son appareil photo autour du coup ou posé à côté d’elle, elle aurait observé, n’aurait fait que cela. Elle n’aurait rien attendu ni personne sinon celui qui allait se faire prendre. Elle l’aurait flatté, il se serait senti attirant et aurait accepté de se faire photographier par cette jeune italienne à la chevelure et aux sourires généreux.

Elle devait être à la fois séduite et rebutée, riait-elle au fond d’elle ? C’est ce que j’ai imaginé en voyant ses premières images. Avant même de lui poser la première question, je la regardais, elle souriait, elle voyait que je voyais. Lui ai-je seulement dit qu’elle était gonflée ? alors elle éclata de rire de ce rire profond et beau dans lequel on a envie de se fondre. Un rire entier qui nous laisse entrevoir l’aimable accent d’une voix légèrement rauque.

L’échange Erasmus lui avait fait connaître notre école et orientait son choix, à la rentrée scolaire suivante elle s’inscrivit en cinquième année dans notre établissement, préférant envisager un diplôme d’art et de design plutôt que d’architecte à Milano. Lorsque vint le moment où elle dû choisir un professeur pour la suivre dans sa recherche, elle n’exprimait aucune préférence, ne connaissant pas bien l’équipe pédagogique. Jean-Claude, le coordonnateur de sa section la conseilla, quelques collègues prirent connaissance de son projet mais chacun refusa l’un après l’autre. Il sollicita un artiste enseignant d’une autre école d’art qui refusa lui aussi. Comment faisait-elle peur?
Elle proposa de rencontrer les professeurs de la section communication, cita mon nom comme une possibilité puisqu’elle avait été inscrite dans mon cours un an auparavant et que la photographie ferait partie des techniques qu’elle utiliserait. Sans connaître les difficultés qu’elle rencontrait à trouver un tuteur, j’acceptais après l’avoir entendue me parler de son projet.

Je revoyais Serena dans son atelier au milieu des premiers éléments qui allaient orienter sa recherche, devant ses dessins, plans et notes, j’y voyais une organisation sensible d’éléments divers qu’elle avait rassemblé sur le mur devant sa table. Cet univers me faisait penser au livre de Gaston Bachelard La poétique de l’espace, livre que je lui prêtais les jours suivants. Elle le lu et relu et lorsque nous nous revîmes elle me regarda tout comme la première fois avec ce sourire radieux en me disant : « C’est ce livre-là qu’il me fallait, comment avez-vous deviné ? »

Inscrite en design espace, elle travaillait l’image, la performance pour nous parler d’architecture et de poésie tout en suivant une trame autobiographique. Elle envisageait de présenter son diplôme à l’extérieur de l’école dans une cave. Elle me fit visiter celle de la maison où elle avait un petit logement, dans un vieux quartier d’Orléans et celles de l’ancienne vinaigrerie Orléanaise, un espace immense abandonné depuis longtemps en attente d’une réhabilitation ou d’une démolition, situé à quelques pas de notre école. Nous restions longtemps à parler, à envisager la présentation de ses travaux dans chaque endroit. Plus le temps passait plus les caves de la vinaigrerie devenaient une évidence.

Quand arriva le moment où elle dû rédiger son mémoire, elle me dit ne pas vouloir écrire et me demanda quelle forme pouvait avoir ce mémoire en dehors d’une rédaction. Elle photocopia les pages du livre de Gaston Bachelard, découpa les passages les plus marquants, recomposa l’ensemble sur une immense feuille, relu, redécoupa et garda l’essentiel qu’elle composa une dernière fois sur une grande feuille qu’elle plia à l’image d’une carte routière. Elle décida d’enregistrer sur cassette audio six entretiens qu’elle provoquait avec des personnes qu’elle ne connaissait pas, un dialogue s’instaurait autour de son projet qu’elle définissait dans un premier temps, soulevant des questions dans un second.

Enfin elle fabriqua six petit carnets de croquis uniques et les trois objets formaient le mémoire de sa recherche dont chaque membre de jury allait recevoir des exemplaires spécifiques.

Elle fit les démarches auprès de la mairie et obtint la permission de prendre les clés des caves certains jours de la semaine. Elle allait ranger, nettoyer, s’imprégner du lieu de temps en temps. Souvent j’allais la voir, je traversais la salle des fêtes Gustave Eiffel vide, tout au fond de laquelle une porte donnait sur un espace clos à ciel ouvert. À peu près au centre se trouvait l’escalier des anciennes caves. Arrivé dans la première, je criais son prénom, j’entendais sa réponse lointaine. Elle était toujours seule dans le noir avec une bougie ou une lampe de poche, elle restait là à penser son installation, elle me communiquait toujours l’objet de ses pensées. Je la suivais souvent sans la contredire, elle était heureusement folle et je ne faisais que l’aider à l’être davantage, alors elle riait et tout devenait possible au milieu de ses propres exigences.

Les membres du jury avaient été accueillis avec une quinzaine de personnes en plus. Chaque visiteur avait l’obligation d’être accompagné car une seule bougie était distribuée pour deux. Devant chaque cave deux guides nous invitaient à entrer ou à sortir. Serena allait être absente jusqu’à la fin de la visite.

Arrivés dans la dernière cave nous fîmes demi-tour pensant que la visite était terminée. Serena tomba d’un trou de la parois supérieure d’un couloir, elle était vêtue d’une robe de soirée brillante. Le silence était religieux, elle nous prit chacun par le revers de notre veste, par un bras et nous demanda de nous presser. Rendez-vous dans l’ultime cave à proximité de la première, Serena se posa à côté d’une cage à oiseau à l’intérieur de laquelle une petite ampoule électrique projetait les ombres des barreaux sur la voûte de la cave.

Elle récita un poème qu’elle avait écrit pour l’occasion, un poème très court, une sorte de liste de tout ce qu’elle aimait et qui faisait son identité puis elle nous invita à remonter à la surface. Au pied de l’escalier elle nous donna à chacun un coup de flash dans les yeux. Ce flash avait été occulté par un carton dans lequel elle avait découpé le mot MÉMOIRE, un pochoir lumineux, persistance rétinienne, gravure virtuelle et éphémère.

Le silence dans lequel nous avions été plongé durant toute la prestation continuait à nous occuper. En haut la présidente du jury s’était assise sur une vieille pierre, la tête dans les mains. Lorsqu’elle se redressa nous pouvions voir qu’elle pleurait. Cette émotion-là prolongeait nos silences.

Revenus à l’école, dans la salle de réunion prévu pour les délibérations, la présidente prit la feuille de notation de Serena et la fit glisser au centre de la table en disant « Je suis incapable d’évaluer un tel travail ! Silence… avant de reprendre. J’hésite entre lui mettre 19,5 et 19,75 ! ». L’un des membres du jury prit la feuille et suggéra que l’on ne remplisse aucune case. Serena était un cas exceptionnel, il fallait qu’elle ait une feuille de notation exceptionnelle. Nous décidions de lui inscrire en diagonale : Bonne route avec les félicitations du jury, en italien.

Lorsque le jury donna les résultats en fin de journée, Serena sorti de la salle de réunion avec un sourire modeste, elle retrouva ses parents venus d’Italie pour cette occasion, elle embrassa sa mère, son frère, et son père. Puis elle me regarda, fit les yeux ronds, étonnée de me retrouver, elle me serra dans ses bras si fort que j’eus l’étrange et heureuse impression de me noyer dans sa chevelure. Cela me signifiait que cette histoire était finie. Sur la route du retour qui me séparait de mon domicile, j’ai regardé le paysage, la Loire si habituelle, tellement neuve ce soir-là derrière mon regard embué, ensoleillé tout au fond de moi pour avoir seulement atteint cet instant-là.

Vieillir 1

À l’ombre de mes étudiants ou le portrait d’Ourida

Grande et mince, elle aimait être souvent entourée de ses deux amis marocains ou d’origine marocaine. Avec eux elle chahutait, elle semblait forte, invincible, elle prolongeait son enfance, oubliait sa taille et sa silhouette. Brune les cheveux frisés jusqu’aux épaules et la peau très matte, elle trahissait ses origines maghrébines qu’elle ne plaçait jamais en avant. Toujours souriante nous avions le loisir d’interpréter ses sourires comme des expressions amplifiant ses provocations ou bien comme une éternelle bonne humeur. Souvent nous la jugions irrespectueuse, arrogante et agressive.

Un jour je la vis entrer dans sa salle de classe pour donner un devoir au professeur s’occupant des relations avec le monde professionnel, était-ce un rapport de stage qu’elle devait lui remettre ? À peine entra-t-elle dans la salle qu’elle interpella son professeur tout au fond en lui lançant quelques feuilles de papier agrafés qui atterrirent sur son bureau :

« – Monsieur, voilà votre devoir… » Dit-elle avec le sourire. La vie était un jeu, la frontière des âges merveilleusement fissurée, sa taille devait nous mettre à son niveau et non l’inverse.

La première fois que je la vis je lui avais demandé si elle était française, elle m’avait répondu oui avec étonnement. Avait-elle même ajouté qu’elle était née en Haute-Savoie ? Alors nous avions abordé ses origines son histoire et son identité. Quelques semaines plus tard je lui demandai à nouveau si elle se sentait française ou algérienne après qu’elle me parla de ses voyages en Algérie dans la ville ou le village dont étaient originaires ses parents. Elle me répondit avec une certaine réserve.

« – Je me sens française, je suis française, là bas on me jette des pierres ! »

Joyeuse, joueuse, exubérante, longtemps je pensais que son caractère pouvait se résumer dans l’addition d’adjectifs semblables à ceux-ci jusqu’au jour où j’assistais à sa propre chute.

Etions-nous au mois d’avril ? C’était le temps pour nous ses professeurs de nous déterminer sur la diplômabilité des étudiants inscrits en troisième année. Ourida était venue me voir quelques jours avant pour me dire qu’elle arrêtait ses études, qu’elle envisageait de rentrer chez ses parents. La raison de ce choix à quelques mois de l’échéance de son diplôme était due à sa séparation d’avec son petit ami ; gardien d’une grande propriété en Sologne, il portait une balafre sur une joue, signe de séduction pour elle.

Ourida m’avait choisi comme tuteur de son projet et je l’assistais lors de l’ultime réunion avec le coordonateur de sa section. Je ne me souviens plus des questions qui lui ont été posées, je me souviens juste de sa fragilité ce jour-là et des mots un peu trop durs de mon collègue. Avant même qu’Ourida réponde je prenais la parole pour dire que ce n’était pas le jour pour dire tout cela et encore moins sur ce ton. Mon collègue me regarda, agacé il me répondit que nous n’étions pas un service social! La pression maladroite que fut la mienne était vue comme un soutien inconditionnel.

Une fois ce moment passé je lui dis que maintenant elle n’avait plus le droit d’envisager d’arrêter.

Sa famille n’avait jamais pu l’aider financièrement, elle ne pouvait envisager de redoubler, prendre du temps supplémentaire sans remettre en cause la maigre bourse que lui donnait l’État.

Elle avait travaillé comme serveuse dans un fastfood durant une année ou deux. Le salaire qu’elle tira de ce travail extra-scolaire lui permis au moins d’acheter son premier ordinateur d’occasion. Elle vivait dans une chambre de bonne sous les toits d’une maison particulière. Un espace dans lequel elle tenait debout sur une petite largeur. Tout là-haut elle pouvait étudier sur son nouvel outil précieux. Des spaghetti, du riz et des patates, elle en mangeait avec le bonheur de pouvoir œuvrer devant cet écran, atelier à lui seul dans son espace exiguë.

Passer son diplôme cela voulait dire travailler chez elle durant tout un été sur un sujet qu’elle avait défini. La blessure amoureuse mettait fin à cette possibilité sans autre alternative. En effet elle avait donné le préavis de son départ à son propriétaire qui avait trouvé un autre locataire.

Pour aller au bout de mon soutiens, je lui avais proposé de venir s’installer chez moi durant les mois d’été.

Un ami l’accompagna avec bagages et ordinateur début juillet, décidée à faire tout ce qu’il fallait pour obtenir son diplôme. Son ex-amoureux eut la mauvaise idée de lui téléphoner à plusieurs reprises, elle sombrait à chaque fois, pleurait pendant deux ou trois jours et le troisième ou quatrième matin se réveillait très tôt, chantait, préparait le petit déjeuner. Lorsque je descendais elle me disait :

« – Je l’aurais ce diplôme, je l’aurais ! » tout en fermant le poing.

Très méthodique, je la voyais avancer avec beaucoup d’assurance dans son projet. Je n’avais rien à lui dire sinon lui donner quelques conseils pour la réalisation de ses tirages photographiques.

Mi-août elle s’en alla passer quelques jours de vacances chez ses parents en Haute-Savoie et je la retrouvais en septembre à l’école avec sa bonne humeur, ses sourires, son enthousiasme. Elle s’aperçut qu’elle était peut-être la plus avancée parmi ses camarades.

Quand vint le moment de présenter son travail devant le jury, elle voulut être la première le premier jour pour en être débarrassée. En sortant de la salle de délibération elle me chercha du regard, avec son sourire si caractéristique et durant le temps qu’elle mit à me trouver debout sur la pointe des pieds, ses amis attendaient le verdict qu’elle annonça lorsqu’elle me trouva du regard:
« – On l’a ! » cria-t-elle. Le coordonateur de sa section était à côté de moi, il me regarda en me disant :
« – Cela veut dire beaucoup de choses ! »

Ourida était excessive, ses deux amis marocains me tutoyaient depuis longtemps. Je lui avais alors proposé de faire comme eux. Elle me répondit que ça ne serait pas possible.

« – Vous comprenez je vais vous tutoyer, après je vais vous donner des claques dans le dos et ensuite je ne pourrais plus me retenir… ».

Le respect défini par Ourida était donc excessif autant que sa droiture et autant que tout ce qui faisait son être. Elle fait parti des gens qui m’aident à vieillir dans un bonheur surabondant parce que j’aurais pu ne jamais la rencontrer.